C’est Gus qui raconte. Au début de l’année 1958, il parcourait le Jura dans un Citron hors d’âge.
Avec André, ils se relayaient – un coup tu dors, un coup tu conduis – au volant du camion. Ils livraient leur marchandise – caisses de pinard ou autres – à qui voulait bien commander leurs services. En chemin, des inscriptions dégoulinantes de peinture fraîche Algérie française leur rappelaient sporadiquement, s’il le fallait, qu’on était en plein « événements ». Le jeune frère d’André, engagé, s’était fait dessouder dans le djebel par les Fellags, alors pas besoin d’enfoncer le couteau dans la plaie, on était tous d’accord, hein, les Arabes, fallait pas s’y fier. Ceux qui étaient, là, dans le coin, à piquer le boulot des bons Français feraient mieux de garder profil bas.
C’est Gus qui raconte, donc. On est en 2018. Il livre ses souvenirs à un écrivain enquêtant sur cette période et sur un meurtre survenu il y soixante ans de ça. Gus est roublard, gouailleur, cabot et vieux. Il s’amuse à balader son interlocuteur, à le secouer. Sa mémoire est-elle fiable ? Cache-t-il des éléments clés ?
On est dedans, en tout cas. Dans cette France, encore d’après-guerre, toujours en guerre. En plein dedans. La chicorée Leroux, les clopes au coin des becs, le museau ou le poireau vinaigrette, et Gabin… Les convictions ici, les tortures là-bas… Le verbe haut, Pécherot dit les bassesses. L’argot claque. Les dialogues retracent les débats populaires. On apprend tant, si finement. On ressent tant.
A travers Gus, tout en verve et bons mots, habile manipulateur, magnifique conteur, Pécherot brouille les pistes, plonge le lecteur dans le gris. En faisant se télescoper deux époques, il ébranle nos certitudes. En alternant les points de vue, il nous fait emprunter une route en pointillés. Rien n’est jamais noir ou blanc. On est dans ce hével, (buée, fumée en hébreu), dans ce roman avec ce titre emprunté à l’Ancien Testament, dans cette réalité éphémère, illusoire, absurde. Les terroristes d’hier sont les héros de demain, voilà l’unique postulat qui ne change pas, pour le reste… Les manuels d’Histoire sont remplis de vérités, versatiles selon les perspectives, mouvantes avec le temps qui passe. Plusieurs décennies plus tard, après tant d’autres sales guerres, les évidences, il faut s’en méfier. Et des héros aussi. Seuls les actes sont héroïques, pas les hommes.
Marianne Peyronnet