À travers l’histoire de William Buellow Gould, présentée comme une copie plus ou moins fidèle d’un manuscrit apocryphe trouvé chez un antiquaire,
Richard Flanagan brouille les pistes, et ce flou permet de rentrer par la petite porte dans la grande histoire.
William Buelow Gould a réellement existé. Peintre né William Holland à Liverpool en 1801, il sera condamné à 7 ans de colonie pénitentiaire pour avoir “ volé par la force des armes un manteau “ et mourra en Australie en 1853. Remarqué pour ses talents picturaux par le chirurgien du bagne, amateur de botanique, Gould peindra beaucoup d’aquarelles pendant sa captivité, et notamment un carnet de croquis de poissons d’une grande maitrise graphique et technique, aujourd’hui inscrit au registre du patrimoine mondial de l’Unesco.
Et c’est ici que commence le roman. Richard Flanagan, lui-même descendant de condamnés irlandais déportés en Tasmanie au dix-neuvième siècle, imagine qu’il existe une version entièrement annotée du livre des poissons, où Gould raconte l’histoire de la colonie pénitentiaire de l’île Sarah. Dirigée par un fou mégalomane qui va tout mettre en œuvre pour y créer une société idéale, quitte à y sacrifier ses prisonniers, l’histoire utopique de l’île Sarah va permettre de raconter, en creux, celle de l’Australie, de son système carcéral, et de mener une réflexion sur la création artistique et son pouvoir rédempteur. Un microcosme se construit sous nos yeux selon une dialectique aquatique et file la métaphore ruisselante avec une vraie jouissance et une grande originalité formelle : chaque chapitre est une variété de poisson, associé à une des peintures de Gould et à une couleur, et le style tantôt gourmand comme du Rabelais, tantôt noir comme un Conrad ajoute encore au pittoresque. Paillard, émouvant et caustique, parfois glauque et souvent visionnaire : “ un livre exist[ait]e désormais avec l’ambition obscène de devenir le monde “.
Lionel Bussière