Il aura fallu dix ans mais voilà qui est fait.

 

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L’essentiel de l’œuvre de Shohei Kusunoki est désormais accessible aux lecteurs français grâce au travail toujours impeccable des éditions Cornélius, qui publient cette année le second volume d’une anthologie consacrée à ce météore du manga, mort à trente ans en 1974.

Né, donc, à la fin de la guerre, Shohei Kunusoki est représentatif de cette seconde génération du gegika, ce manga « pour adultes », aux histoires souvent sombres, né dans les difficultés économiques et morales de l’immédiat après-guerre. Contraint à l’inactivité pendant une grande partie de son enfance par la malformation cardiaque qui finira par l’emporter, le jeune Shohei Kusunoki se passionne pour les mangas, auxquels il ne tarde pas à s’essayer lui-même. Admirateur du grand Sanpei Shirato, auteur engagé dont le fameux Kamui Den transpose la lutte des classes au temps des samouraïs, il en devient l’assistant en 1961, à l’âge de 17 ans. Le manga est alors en pleine effervescence et ne tardera pas à connaître son âge d’or, dont le mensuel Garo, lancé en 1965, représente en quelque sorte la pointe avancée. Pendant presque 40 ans, Garo se voudra le laboratoire de toutes les expérimentations, dans un esprit résolument non commercial, plébiscité par une jeunesse étudiante alors politiquement très remontée. Les histoires personnelles de Shohei Kusunoki y trouvent tout naturellement leur place. D’une maturité surprenante eu égard au jeune âge de leur auteur, elles explorent – non sans un certain pessimisme – toute la gamme des sentiments humains avec un sens de la chute qui n’a rien à envier aux meilleurs nouvellistes. La fatalité y règne en maître et les destins marqués par la maladie y sont nombreux, dans un esprit où le quotidien l’emporte toujours sur l’épique. Ses meilleures histoires sont certainement celles où il ne se passe pas grand-chose. Ainsi Le dortoir fait-il la chronique d’une vie d’hôpital que l’auteur connaissait bien, où il s’agit de tenir la mort à distance par tous les moyens. Dans Les fleurs, c’est la condition faite aux femmes qui est exposée, sommées de choisir entre le mariage et la réalisation d’elles-mêmes dans un métier qu’elles aiment. L’ambiance est douce-amère et les rares instants de bonheur marqués par le sentiment de l’impermanence. A cet égard, En loques, la plus longue de ces nouvelles, fait revivre tout un petit peuple dans un Japon médiéval savamment restitué, autour de la figure d’un masseur aux yeux d’autant plus grands qu’ils sont aveugles. Il n’en est pas moins lucide, au contraire, et c’est en témoin attristé et bienveillant qu’il traverse un quotidien agité de passions, dont les loques du titre pourraient constituer la métaphore, celle d’une condition humaine infiniment précaire et vouée à l’absurde.

Que l’on songe à ce que la bande dessinée occidentale produisait à l’époque, même dans ce qu’elle avait de meilleur, et l’on mesurera ce que nous avons alors manqué, faute d’avoir su reconnaître à la bande dessinée toute sa dimension littéraire, pour la cantonner à la satire ou bien à l’aventure, dans une zone d’où rien ne pouvait être dit de ce que nous sommes sans passer par le filtre du divertissement. C’était pourtant possible et chacune de ces histoires nous revient, cinquante ans plus tard, comme une petite calotte pour bien nous le mettre dans la tête et nous rappeler à la modestie.

Yann Fastier