Il est des écrivains autour desquels on tourne. On craint d’être déçu.
On a toujours mieux à faire, ou plus urgent. On se le garde pour plus tard, dans un coin de la tête, une page de carnet, c’est noté, il faudrait vraiment que je lise ce mec… Et le temps passe.
Pour ma part, cela fera bientôt trente ans que j’orbite autour de Jean-Claude Pirotte sans oser l’aborder. Trente ans que je croise au large de cette île sans y risquer la moindre chaloupe. Il a pourtant tout pour me plaire, cet ours mal léché, cet « écrivain pour écrivains », ce type du nord égaré sous d’autres cieux. Namurois, avocat, déjà notable, pris dans les rêts d’une respectabilité bourgeoise qu’il aborrhe, le voilà soudain condamné à 18 mois de prison ferme pour avoir soi-disant favorisé la tentative d’évasion d’un détenu. Il s’enfuit en France, pour une cavale qui durera bien plus que les six ans nécessaires à la prescription de sa peine. « Les magistrats qui m’ont condamné m’ont accordé une forme de bonheur. Celui de vivre dans l’extraordinaire. L’élégance n’est pas la seule beauté. » Et encore : « Ma condamnation, elle aussi, a été une chance miraculeuse. De nouveau je me suis trouvé dans l’obligation de conquérir et de protéger ma liberté. (…) Dans la misère et l’insécurité de ce qu’il faut bien appeler une cavale, la littérature, la peinture, la musique, et la vigilante tendresse de ma compagne (…) m’ont rendu à la vérité. À la paresse. Au vagabondage. » À la liberté, donc et, celle-ci, perpétuelle. Petits boulots, déplacement incessants, littérature, il sera donc errant, dans la compagnie de ceux qu’il aime : Henri Thomas, Henri Michaux, Georges Perros, Jules Laforgue, Marcel Thiry, André Dhôtel, Simenon, quelque part… une moderne pléiade, tous d’une constellation si possible infinie à laquelle on ajouterait volontiers ses propres étoiles : André Hardellet, Henri Calet, Antoine Blondin pour la barbe et le vin, Jacques Perret pour le côté récalcitrant et Christian Bachelin pour les fumées d’un Nord dont Pirotte fait un royaume perdu. Peu avant l’an mil, la Lotharingie fendit un jour l’Europe de la mer du Nord à la Franche-Comté, à travers la Wallonie et l’Ardenne. Ce sera son royaume, son espace vital, de la Hollande où il renaît à la peinture à la Bourgogne et ses vignes dont il connaît par cœur chaque terroir puisque « le vin, la littérature vivent dans un même verre ». Hors du temps, sinon celui des vendanges et des saisons, la Lotharingie fait la planque idéale, qui l’abritera jusqu’à sa mort, en 2014, à l’écart des flics et du style de l’époque.
Pirotte est donc mort, et je ne l’ai pas encore lu. Emporté un peu par hasard dans la presse d’un confinement décrété du jour au lendemain, ce livre énamouré me le rappelle une fois de plus. Et même s’il fait écran par sa prose un peu trop sybilline (on songe à ce qu’un Frédéric Pajak en aurait fait !), le désir est intact et d’autant plus pressant que le temps paraît encore loin où rouvriront librairies et bibliothèques. Tant pis. Tant mieux : demain, je lirai Pirotte.
Yann Fastier