A la fin des années 30, d’étranges personnages en collant firent leur apparition dans le ciel toujours bleu de la grande Amérique.

 

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Lorsqu’ils ne sauvaient pas la Terre de l’une ou l’autre menace, leur activité favorite consistait à faire les poches des adolescents qui, par milliers, s’arrachaient leurs aventures, répandues en couleurs vives à longueur de comic books aux titres plus racoleurs les uns que les autres. C’était le début d’une industrie, et l’industrie ne peut se passer de travailleurs : Fletcher Hanks fut l’un d’eux, tout au bas de l’échelle. De 1939 à 1941, il produisit une cinquantaine de récits en tous genres, avant de disparaître de la circulation et de sombrer aussitôt dans l’oubli. Il aura fallu plus de soixante ans pour redécouvrir son œuvre, singulière à plus d’un titre. Si singulière par rapport aux standards mis en place par la suite qu’on serait au premier abord tenté d’en faire une sorte de degré zéro de la BD et de la ranger sous la bannière toujours commode de l’art brut. Ce serait négliger que Hanks avait en réalité des notions assez poussées de dessin (il avait pris des cours par correspondance pendant plusieurs années et peignait des fresques chez les bourgeois) et, surtout, que sa courte carrière n’eut rien de marginale : il officiait pour les studios les plus en vue de l’époque, où super-héros, cow-boys et reines de la jungle se débitaient au kilomètre et à l’allure d’un cheval au galop. Pas le temps de raffiner, donc, et Fletcher Hanks ne fut pas le seul à bâcler, loin de là. Sa différence réside bien plutôt dans un statut un peu particulier, qui lui permettait, à la différence de la plupart des tâcherons de son espèce, d’être de bout en bout l’auteur de ses propres histoires, et donc de n’en faire qu’à sa tête dans une période qui ne connaissait pas encore la censure. Du coup, ce ne sont que sordides complots planétaires, monstres griffus ou globuleux, destructions frénétiques et justice ad hoc, rendue sans pitié par des vengeurs aussi imperméables à toute psychologie qu’aux balles explosives. On sauve le monde en quelques pages avant d’administrer aux vilains la vilaine punition qu’ils méritent, avec une délectation toute sadique et dans un style graphique à l’avenant. Poussées dans la tombe avec l’affreux extra-terrestre, la perspective et l’anatomie n’ont plus cours, le dessin, les couleurs, les dialogues se réduisent à leur plus simple expression et débouchent sur un comique involontaire et somme toute assez sinistre qui ne manquera pas de ravir les amateurs de nanards. Touchante naïveté d’un art encore dans l’enfance ? Pas tout à fait : Hanks avait avant tout besoin d’argent. Alcoolique notoire, père et mari violent (au grand soulagement de sa famille il finit d’ailleurs par disparaître en emportant la tirelire du fiston !), cet authentique salopard n’avait aucun intérêt particulier pour la bande dessinée et ne s’y livra que le temps de se trouver une activité plus lucrative ou bien une autre femme pour l’entretenir. Quoi qu’il en soit, il ne touchera plus un crayon jusqu’en 1976 où, par une nuit glaciale, la police le retrouvera mort de froid sur un banc de Manhattan. En 2007, une première anthologie publiée par L’An 2 (Je détruirai toutes les planètes civilisées) avait attiré l’attention sur ce véritable cas limite que fut Fletcher Hanks. Ces Œuvres complètes l’annulent et la remplacent avec un luxe que d’aucuns jugeront peut-être un peu vain, Hanks au premier chef, qui les auraient probablement fourguées aussi sec pour se payer un coup de gnôle.

Yann Fastier