Début des années 30.

 

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

A l’instigation d’un haut fonctionnaire japonais, désireux de créer un « axe celluloïdique » entre Tokyo et Berlin, le réalisateur suisse Emil Nägeli est envoyé au Japon par la puissante UFA, afin d’y tourner son nouveau film. En pleine crise existentielle, il y va surtout retrouver sa maîtresse, la belle Ida von Üxküll qui, de son côté, lui préfère nettement le brillant et singulier Masahiko Amakasu. Ainsi résumé, le roman pourrait s’apparenter à un banal triangle amoureux sur fond de cerisiers en fleurs. Ce serait oublier à qui l’on a affaire : Christian Kracht est un maître manipulateur, un ironiste dont l’Histoire est le premier matériau. Une Histoire qu’il n’hésite pas une seconde à triturer, à malaxer, à déformer, quitte à la malmener quelquefois au nom des intérêts supérieurs de la Littérature. Imperium, son précédent roman (Phébus, 2017), prenait déjà prétexte d’une anecdote réelle pour peindre la déconfiture d’une utopie naturiste dans les mers du Sud. De même, Les morts s’articule-t-il autour du fameux « Incident du 15 mai », où l’assassinat du Premier ministre Tsuyoshi Inukai acheva de précipiter le Japon du côté obscur de la Force. Construit – on est prié de le croire – à la manière d’une pièce de Nô, le roman s’offre d’autre part un casting prestigieux pour pas cher. Outre Charlie Chaplin en personne, il met ainsi à contribution Fritz Lang, les critiques Lotte Eisner et Siegfried Kracauer et bien d’autres, plus ou moins connus, dont les silhouettes viennent se profiler tour à tour sur l’écran d’une pantomime un rien macabre, une farce noire dont le ton, tout de froideur sardonique, rappelle par moments les mangas modernistes et délétères d’un Suehiro Maruo. Comme lui, Kracht affiche d’ailleurs un petit côté marionnettiste, une façon d’agiter d’en haut les êtres et les choses qui pourrait s’avérer déplaisante à la longue, si la virtuosité du conteur ne finissait toujours par l’emporter sur le bagout du bonimenteur.

Yann Fastier