Un homme marche, tête baissée, évitant de regarder devant lui, se forçant à ne surtout pas lever les yeux vers le ciel.
Tous font comme lui. Plus personne ne regarde le ciel. Etrange, dès les premières pages, cette atmosphère dérangeante qui émane des pensées et des observations de ce narrateur. Il est seul parmi d’autres, cet homme, et il a peur d’avoir contracté les pires maladies, atteint qu’il est des symptômes d’infections terribles. C’est lui qui nous explique en temps réel, au travers d’anecdotes, ce qui s’est passé. Il nous apprend où, il nous apprend quand. Il y a vingt ans, à Toronto, les morts ont commencé à ne pas mourir, à s’obstiner à bouger. Au début, on a cru qu’ils feraient du mal aux vivants, et puis non. Ils se contentaient de bouger, de rester là. De plus en plus nombreux. Il a bien fallu s’en débarrasser. Comment ? En les incinérant dans des grands fours. Mais ça rappelait de mauvais souvenirs. En les enterrant. Mais ils remontaient à la surface. C’est la société Déchets & co qui a trouvé la solution. Les envoyer en orbite autour de la terre. C’était rassurant. On pouvait les imaginer flottant dans les étoiles. Même si ça a changé le ciel.
Les zombies n’en finissent pas de fasciner. Si la littérature s’empare du mythe avec plus ou moins de bonheur, il faut du génie pour renouveler le genre, dépasser les clichés. Burgess y parvient et livre un court roman post-apocalyptique atrocement angoissant. D’abord, l’auteur y dépeint une réalité affreusement normale. L’homme s’accommode de toutes les horreurs. Le narrateur ne s’étonne plus. Il vit et s’en contente. Il reste des cafés, des B&B tenus par des petites dames frêles, des toasts aux œufs et au bacon. Il reste des cachets qui riment avec zepam. Ensuite, ce ne sont pas les zombies qui terrifient, ce sont les hommes. En particulier, un homme, Dixon, que le narrateur traque. Dixon vend les morts. Dixon tue les gens pour vendre les morts. Il les tue avec délectation, sadisme, en masse. La tâche est aisée. On envie les morts, alors on se laisse facilement bercer de mensonges, parce qu’il est facile de croire qu’on sera tellement mieux, après la vie. Dixon ne se contente par de tuer, il a élevé la sauvagerie au rang de routine. Et si la puanteur, le sang, la merde et tous les fluides corporels, toutes les humeurs fétides se répandent, c’est bien parce qu’elles émanent des vivants et non pas de hordes de revenants d’un outre-monde, qu’elles soulèvent le cœur. Dixon est nécrophile, malade sexuel, cannibale… Scènes de torture, de viols, de tueries inventives, répétitives, obscènes portent le lecteur au bord de la nausée, le tout baignant dans une ambiance de solitude abyssale. Burgess dresse le portrait d’une contre-humanité, questionne notre nature profonde. Les mots sont heurtés, joints en une langue hachée, frontale, d’une poésie étonnante, douloureuse. Une langue qui dit, en creux, notre capacité à demeurer humain si on chérit nos morts, si on se rappelle leur amour, et si on peut, encore un temps, contempler le ciel.
Marianne Peyronnet