Il peut sembler paradoxal de célébrer la reparution d’un livre qui n’a jamais cessé d’être là, au point de faire figure de classique.
Dès 1907, date de sa première publication et, surtout, dès 1956, où il rejoint la prestigieuse collection Terre humaine, le roman polynésien de Victor Segalen aura toujours été disponible dans une édition ou une autre, et parfois plusieurs en même temps. Mais Libretto ne pouvait pas ne pas ! Quelle autre collection sur terre était mieux faite pour accueillir une œuvre qui, par anticipation, semblait taillée pour son cahier des charges ? Rappelons les faits : en 1903, Victor Segalen, médecin de la Marine, fait escale en Polynésie française, où il recueille les derniers souvenirs de Gauguin, mort aux Marquises quelques mois plus tôt. Il en rapporte aussi les prémices de sa philosophie de l’exotisme et, surtout, un prodigieux roman « ethnologique » et anticolonialiste, riche d’une documentation sans faille et pourtant jamais pesante. Jamais, peut-être, un écrivain européen n’avait fourni un tel effort pour comprendre de l’intérieur l’univers mental d’un peuple aussi radicalement autre que pouvait l’être celui de Tahiti lorsque survinrent les Européens, dans le sillage de Wallis et de Cook. Les missionnaires ne tardèrent pas à suivre, armés de leur morale et de leurs bibles. Entre leurs mains, l’écriture devait se révéler une arme de destruction massive et c’est précisément de cette destruction qu’il s’agit : à travers les yeux de ses personnages maoris, on assiste à l’anéantissement inéluctable de leur culture. Une culture orale et donc fragile, face à la force de frappe des petits hommes blêmes qui, en usant habilement des faiblesses et des rivalités des « sauvages » feront mieux et plus vite que la syphilis et les fusils. Tout, dans ce roman, est affaire de mémoire et le trou de mémoire initial de Térii, le personnage principal, récitant chargé de rappeler les lignées de l’île, est avant tout le signe précurseur d’un autre effacement, définitif celui-là, dont l’Occident portera à jamais la responsabilité.
Yann Fastier