Le (premier) roman de Lisa McInerney pourrait passer pour un classique de la littérature irlandaise :
Hérésies glorieuses ou Comment des personnages à la dérive s’efforcent de survivre dans un environnement difficile. Ryan, quinze ans, fils de Tony, prolétaire veuf qui le dérouille allègrement, est amoureux de la belle Karine. Tara, la voisine venimeuse, donne des billes à ce même père pour encourager sa rage contre son bon à rien de fiston. Georgie, ado sans grâce, en fugue et bientôt enceinte jusqu’aux yeux, se fournit en drogues diverses auprès de Ryan, en quête d’argent facile. Maureen, abandonnée à sa solitude dans un ancien bordel, demande l’aide de son fils Jimmy, après une grosse bêtise. Que Jimmy ira réparer, secondé par Tony… Alcoolisme, violence, pauvreté, poids des traditions familiales, de la religion, déterminisme, les thèmes sont proches d’un roman du XIXème, et il faut l’apparition des téléphones portables pour nous rappeler que l’histoire se passe maintenant.
Mais le classicisme n’est qu’apparent. Lisa McInerney revisite les thèmes chers aux auteurs irlandais et s’en sert pour insuffler de la force à son récit et donner à sa voix un écho contemporain et universel. Les agissements de chacun de ses personnages ont des répercussions sur la vie des autres, leurs tempéraments sont issus de leur interaction avec leur petit monde. Leur univers est petit, sclérosant, étouffant, comme Cork, comme l’Irlande, comme le monde qui n’est vaste qu’à ceux qui ont des ailes. Leurs vies sont si imbriquées que les liens qui les unissent agissent comme des entraves, des boulets qui empêchent de voler. L’Irlande est un fardeau. L’idée n’est pas nouvelle, mais c’est bien de l’Irlande contemporaine campée sur ses contradictions dont elle dresse une critique acerbe. La crise économique a fait du tigre celtique un animal mythique et disparu qui a dévoré ses enfants avant de s’éteindre. La prospérité a été un mirage, une fulgurance qui n’avait même pas consolé des démons du passé. Les fantômes hantent toujours les maisons irlandaises, ceux des filles déchues condamnées aux travaux forcés dans des couvents glaciaux notamment, ceux des fils qui suivent les mêmes mauvaises pentes que leurs pères aussi.
La construction, hallucinante, relaie l’enchevêtrement des différentes histoires. L’auteur tricote une matrice où sont aspirés les personnages, collés les uns aux autres, sans qu’ils n’y puissent rien. Leurs vies sont mêlées au travers d’une articulation narrative fluide et complexe, surprenante, qui donne au récit une cohérence interne rarement égalée. L’œuvre est portée par une traduction sublime au rythme si parfait qu’on rêverait de l’entendre récitée.
L’avenir semble sombre, le destin des héros tracé. Et pourtant. Dans tout ce noir, la clarté n’est que plus aveuglante et les hérétiques sont glorieux, en quête de rédemption. Tour à tour touchants, mesquins, grandioses, s’arrangeant de leurs imperfections ou dévorés de culpabilité. Aucun n’est jugé, accablé, complètement perdu. Tous méritent le pardon car ils sont humains et essaient de s’extirper de leur condition, d’expier leurs péchés. La lumière peut être au bout du chemin, même s’il est de croix et l’on peut être l’auteur d’un classique irlandais, en 2017, même si l’on est une femme de 33 ans.
Marianne Peyronnet