En ce début des années 20, l’hiver préhistorique, l’hiver « mammouth mammouthissime », s’est abattu sur Saint Petersbourg.
Les immeubles sont des rochers. À l’intérieur des rochers, des cavernes. Au fond des cavernes, autour de maigres feux, des hommes. Dans un appartement glacial, un couple d’intellectuels tente de se réchauffer. Elle, Macha, se meurt. Lui, Martin Martinovitch, en est réduit aux derniers expédients. Sans doute Evguéni Zamiatine (1884-1937) eut-il souvent froid lui-même durant ces terribles années de guerre civile et de pénurie qui suivirent la Révolution de 1917 : mais froid aux yeux, sûrement pas. Malgré les risques encourus, malgré arrestations et menaces et jusqu’à son exil forcé en 1931, jamais l’écrivain révolutionnaire qu’il fut pourtant avec sincérité ne renonça à croiser le fer avec un pouvoir soviétique de plus en plus totalitaire, jusqu’à sa confiscation définitive par Staline. Publiée en 1920, cette courte nouvelle précède de quelques années la parution de Nous autres, son grand roman d’anticipation, qui fit de lui l’une des bêtes noires du régime et le père de toutes les dystopies, d’Orwell à Hunger games. C’est pourtant dans le sillage de celui-ci, récemment et brillamment réédité par Actes sud (cf. LMDA n°183), qu’on lira cette nouvelle traduction de Sophie Benech, proposée par les éditions Interférences, inlassables exploratrices de la modernité russe. Elles la font suivre d’une version théâtrale inédite et légèrement remaniée, dont le principal mérite est peut-être de faire plus crûment ressortir tout ce que le texte initial avait de déchirant quand, face à l’Histoire indifférente, il ne reste à d’anciens amants que leurs souvenirs, et qu’ils brûlent mal.
Yann Fastier