Le maknine, en Algérie, c’est le chardonneret, et c’est l’autre nom de la passion.
Prononcez ce mot devant un Algérien et vous verrez ses yeux s’allumer. Car ce joli passereau bariolé de rouge, de jaune et de noir fait l’objet d’un véritable culte de l’autre côté de la Méditerranée, où ce sera à qui « écolera » le mieux son oiseau, c’est-à-dire lui apprendra le plus beau chant, le plus pur, le plus complexe, au moyen de cassettes ou de CD qui se repassent de main en main. En effet, le chardonneret, comme d’ailleurs la plupart des oiseaux, n’acquiert pas son chant de manière innée mais par apprentissage et imitation. Il y aura donc des chants caractéristiques de telle ou telle région, comme il y a, par exemple, des accents régionaux. Ainsi peut-on dire que le chardonneret, chantant le paysage dans lequel il a grandi, « expectore un territoire sonore ».
Mais le plus surprenant, c’est la relation qu’entretient chaque « éleveur » avec son maknine. Une relation presque amoureuse, prenant le pas sur tout le reste, famille, travail et amis, au point de véhiculer un symbolisme richement stratifié, du plus intime au plus universel : ainsi, pour le grand chanteur de chaâbi Mohamed El Badji, le maknine devient-il, pendant la guerre de libération, le symbole même d’une liberté encagée et son chant, selon l’un des interlocuteurs de Seham Boutata, « en quelque sorte notre hymne national ».
Universelle, nationale et pourtant restreinte : car le maknine est une affaire d’hommes, encore une fois, d’où les femmes se trouvent exclues de façon plus ou moins explicite. Est-ce un dérivatif, une façon pour les garçons d’exprimer un trop-plein de sentiments dans une société très corsetée sur ce point ? Ou bien, comme le dit une amie de l’autrice : « Ma théorie c’est que les hommes algériens, quand ils aiment bien les petites choses fragiles, ils aiment bien les foutre en cage. »
C’est donc en tant que femme, née en France de parents algériens et syriens, que Seham Boutata interroge un phénomène mal connu sous nos latitudes et sous tous ses aspects, y compris les plus personnels, ceux qui la rattachent à l’histoire d’un pays qu’elle n’est jamais tout à fait parvenue à considérer comme le sien. Et c’est peut-être aussi ce léger décalage, si propice aux étonnements de toute sorte, qui lui permet, à travers le maknine, de dresser le portrait à la fois critique et bienveillant d’un pays profondément marqué par deux guerres, gangrené par la corruption des élites et l’immobilisme du pouvoir militaire, mais aussi soulevé par l’espérance du hirak, ce mouvement populaire qui, chaque vendredi, fait défiler tout un peuple depuis des mois.
Très journalistique dans sa forme (il est issu d’enquêtes radiophoniques et cela se sent), La mélancolie du maknine n’est guère porteur de grandes ambitions littéraires. Faire entrer toute l’histoire récente de l’Algérie dans une boule de plumes et quelques notes n’en constitue pas moins un tour de force qui vaut bien des romans.
Yann Fastier