Si la Russie n’a jamais eu de véritable tradition s’agissant de bande dessinée,
elle bénéficie en revanche d’une solide expérience en matière d’horreur, de brutalité et de violence. En témoigne une fois de plus ce document unique, à la fois singulier et terrible, qui, peut-être pour la première fois, met sous nos yeux la réalité de ce que fut le Goulag, dont il ne subsiste que de très rares images d’époque. Né en 1925 et mort en 2005, le Bouriate Dantsig Baldaev a fait toute sa carrière comme gardien de prison dans l’administration pénitentiaire soviétique, de la fin de la période stalinienne à l’explosion de l’URSS. Fort d’une vocation contrariée de peintre et de dessinateur, il commence très tôt à s’intéresser aux tatouages des détenus de droit commun, dont il entreprend de dresser le relevé systématique et la classification à des fins didactiques, le tatouage étant en Russie une pratique fortement codifiée et hiérarchisée, en fonction de chaque catégorie de criminels. Rapidement et, cette fois, à titre privé, il réalise également une série de dessins stupéfiants décrivant en détail les tortures et les pratiques répressives en usage à l’intérieur des camps. Assortis d’un commentaire et réunis sous forme d’album, ces dessins furent ensuite offerts à la fin de sa vie par l’auteur à l’ethnologue venu le consulter sur ses dessins de tatouages. Présentées en fac-similé dans leur version originale et dans leur version traduite, ces planches constituent un témoignage d’autant plus hallucinant qu’il est impossible d’y faire la part de la dénonciation, celle de l’exorcisme personnel et celle de l’album-souvenir. En tant que gardien, même s’il ne l’a jamais avoué, Baldaev a très certainement pris part à certaines des atrocités qu’il décrit et rien ne laisse vraiment penser qu’il le regrette. La composante sexuelle, en particulier, rarement abordée par les « auteurs du goulag » est ici fortement mise en avant, dans une mise en page où l’horreur côtoie le kitsch presque fétichiste des emblèmes et des slogans soviétiques dont l’auteur, patiemment, décore ses planches à la façon d’une version scrapbook de l’Enfer de Dante. Impeccablement éditée par les Editions des Syrtes et resituée dans son contexte par les commentaires éclairants et précis des chercheuses Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson, cette œuvre singulière, aux frontières de l’art brut et de la tradition populaire du loubok, si elle n’atteint évidemment pas à la tragique ironie des terribles Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, aura néanmoins désormais toute sa place dans le corpus malheureusement toujours bien fourni de la littérature concentrationnaire.
Yann Fastier