Disons-le d’emblée : qui n’a pas biberonné dans sa jeunesse aux albums d’Achille Talon aura peut-être un peu de mal à entrer dans un livre où l’amphigouri s’élève au rang d’art majeur.
Bâti comme un discours à l’ancienne, avec hypothèse, gloses, notes et apostilles à la note suivies d’anecdotes propédeutiques, ce court traité se veut essentiellement pratique dans son approche de la mort ou, plutôt, de la « puissance ou volonté descensionnelle » propre à l’être humain, qui le pousse à descendre toujours plus bas. Peine perdue : le cadre rhétorique, rationnel, est immédiatement débordé par une prose chauffée à blanc, plus proche de la mousse polyuréthane en expansion continue que de Sénèque ou Cicéron. Dès les premiers mots, le discours enfle, prolifère de manière incontrôlable et se nourrit de lui-même comme une sorte d’architecture folle, labyrinthique, digne à la fois des Prisons imaginaires du Piranèse et du plus pullulant baroque portugais, et ce jusqu’à l’inachèvement, puisque le livre se termine sur une page blanche ouverte par deux points. Autant dire qu’on s’y perd vite et qu’on n’y comprend pas grand-chose. Qu’importe ? Doit-on comprendre la poésie ou bien l’entendre ? On rêverait d’écouter ce texte dit par la bonne bouche, une voix sachant moduler tout ce qu’il contient de convulsif et de grotesque, d’emphatique et de tordant.
Publié en 1964, Hilarotragoedia fut à la fois le premier livre édité de Giorgio Manganelli et sa contribution la plus marquante au Gruppo 63, qui se proposait alors de mettre un peu de turbulence dans des lettres italiennes trop sages à son goût. Les chapelles passent, leurs écrits restent et c’est tant mieux puisque cela nous permet enfin de goûter cette première traduction française, dont on ne sait s’il faut applaudir ou plaindre l’auteur, probablement mort à la tâche. On se contentera donc de saluer sincèrement son beau travail, ainsi que celui de l’éditeur pour l’habillage en tout point parfait de ce petit bijou.
Yann Fastier