Que serions-nous devenus si, vers l’âge de 10 ans, nous n’avions lu Simon du Fleuve ?
Aurions-nous politiquement si bien tourné si Greg, qui fut à Tintin ce que Goscinny fut à Pilote et Delporte à Spirou, n’avait eu l’intelligence et le nez de publier cette série dont on se demande aujourd’hui quelle place elle pourrait encore trouver dans une presse jeunesse en voie d’infantilisation croissante ? Car, c’est peut-être difficile à croire, Simon du Fleuve et sa virilité moustachue dopée aux grands espaces post-apocalyptiques eurent un jour toute leur place aux côtés de Cubitus et de Robin Dubois dans un magazine qui ne ressemblait pas encore à un paquet de corn-flakes et ne craignait pas de faire siffler aux oreilles de ses jeunes lecteurs le grand vent de l’aventure sans demander au préalable l’autorisation de leurs parents. Certes, le contexte s’y prêtait : celui de ce début des années 70, période intense qui, suivant immédiatement mai 1968, vit s’épanouir luttes et utopies de toutes sortes, de la Gauche prolétarienne aux premières grandes bagarres écologistes, du retour à la terre à la bataille du Larzac. Venu tard à la bande dessinée, et presque par défaut, Claude Auclair (1943-1990) n’a jamais caché ni son intention militante ni la valeur d’avertissement de son travail placé d’emblée sous les auspices utopiques et lyriques d’un Jean Giono. Parrainage un rien risqué, d’ailleurs, et qui faillit bien lui coûter sa carrière, puisque les éditions Gallimard, pas encore convaincues par leur banquier de l’intérêt des petits mickeys, lurent bien moins La Ballade de Cheveu Rouge (son premier récit d’envergure et celui où apparaît pour la première fois le personnage de Simon) sous l’angle de l’hommage que sous celui du plagiat. L’affaire se solda par une interdiction qui fit de ce démarquage du Chant du monde l’un des grands albums maudits de la BD franco-belge, avant que cette intégrale ne vienne mettre fin à la légende en lui restituant sa juste place de simples prémices encore un peu naïves à une œuvre autrement conséquente. Car les choses sérieuses commencent véritablement avec Le Clan des Centaures et, surtout, avec Les Esclaves, sa suite immédiate, qui voit décrit par le menu, avec un réalisme implacable et jusqu’à la victoire totale, le combat mené par les pensionnaires d’un sinistre camp de travail contre leurs bourreaux, mercenaires à la solde de Ceux-des-Cités, dont il faudra cependant patienter jusqu’au tome 2 pour pleinement profiter des turpitudes. En attendant, qu’il nous soit permis de saluer le beau travail éditorial de Patrick Gaumer et du Lombard qui, tout en réactivant nos rêveries préadolescentes, viennent justement remettre en lumière l’œuvre désormais classique d’un auteur bien trop tôt disparu et dont on n’a sans doute pas encore tout à fait mesuré l’influence, en matière d’encre de Chine comme en matière d’ultragauche.
Yann Fastier