On a déjà parlé ici de la très mystérieuse Emanon dont, depuis deux ou trois ans, Ki-oon suit les errances, de souvenirs en mirages.
Emanon, anagramme évidente de « No name », personne en somme, et pourtant tout le monde puisque la svelte demoiselle n’est rien moins que dépositaire de la mémoire de toute sa lignée, de mère en fille et depuis le premier unicellulaire qui s’avisa de se diviser dans l’océan primordial. Nous voilà donc en pleine science-fiction, c’est entendu, mais une science-fiction bio, sans technologie ni additifs. Errances, rêveries… on ne saurait en effet parler ici d’aventures quand, jamais sans doute, bande dessinée ne prit si bien son temps, au point de faire passer L’homme qui marche de Jirô Taniguchi pour le fils de Louis de Funès et d’une bille de flipper. Musarde, donc, et même doublement.
D’une part quant au rythme des parutions : auteur rare, Kenji Tsuruta s’avoue lui-même un rien paresseux et s’excuse auprès de Shinji Kajio, dont il est ici censé adapter les nouvelles, malheureusement toujours inédites en français. Il est vrai qu’au regard de sa production des vingt dernières années, depuis le très culte Spirit of Wonder (Casterman, 1999), la parution presque conjointe des quatre tomes d’Emanon et des deux premiers de L’île errante fait un peu figure d’exubérant feu d’artifice.
D’autre part quant au rythme de l’histoire elle-même : comment occuper ses journées quand on a l’éternité, non seulement devant soi mais derrière également ? Improbable équation que la jeune et longiligne fumeuse a depuis longtemps renoncé à poser, préférant ne faire que passer dans l’existence, au point que les rares éléments de dramaturgie ont l’air de s’y glisser à regret, toujours tentés de s’évader distraitement d’une histoire au fond sans importance au moyen de grands dessins songeurs et doucement figés. À quelle Emanon avons-nous d’ailleurs affaire ? Sa mère ? Sa fille ? Qu’importe, il n’y a de toute façon qu’une seule et même Emanon, qu’elle croise la route d’un connard clairvoyant ou bien assiste une vieille amie, voyageuse temporelle revenue mourir dans la maison d’une enfance passée à jouer près de sa propre tombe. Fuligineux ? Et pourtant non. Car l’essence de ce manga unique en son genre n’est pas tant narrative que poétique et porteuse d’un tel vertige, d’une telle ouverture qu’il ne saurait tolérer ni flou ni complication. Son obscurité, dès lors, n’est que celle d’une claire et belle nuit d’été. Qu’on veuille bien s’y plonger et lire Emanon devient aussi simple que regarder les étoiles.
Yann Fastier