Le 8 mai 1945, la guerre ne s’est pas arrêtée pour tout le monde.
Dans une Europe en proie au chaos le plus total, le conflit court sur son erre et, pour nombre de ses victimes, la capitulation de l’Allemagne sonne surtout l’heure de la vengeance. Pillages, viols, meurtres, massacres, guerres civiles, déplacements forcés de populations : sans atteindre les apothéoses nazies, le catalogue des atrocités de l’après-guerre se révèle toutefois très complet et tout le monde y aura plus ou moins puisé, du bout des doigts ou à pleine louche, qu’importe, pour les victimes la différence reste assez minime. Ces victimes, ce seront le plus souvent les femmes et les enfants, seuls restés sur place dans d’immenses territoires presque entièrement vidés de leurs hommes par les nécessités de la guerre. Si, à l’ouest, l’épuration s’est généralement cantonnée à quelques tontes et exécutions sommaires, à l’est elle fut d’une bien autre ampleur et des pays comme la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, profitant de la redistribution des cartes, se livrèrent à de véritables « purifications ethniques » avant la lettre, avec la bénédiction de l’Armée rouge et à la mesure des exactions commises par les nazis et leurs satellites pendant les années d’occupation. Aussi se gardera-t-on de juger ce qui s’apparente finalement à une sorte de mécanisme de compensation, de folie collective générée par une brusque libération après des années de servitude et de terreur : ne vit-on pas, à Hanovre, une foule d’Allemands et d’ex-travailleurs forcés se battre férocement dans le pillage d’une fabrique de… poignées de portes ? Paradoxalement, ceux qui, peut-être, auraient eu le plus de raisons de se venger furent ceux qui le firent le moins : les Juifs, épuisés par les plus atroces persécutions, n’en eurent ni la force ni le goût et ceux qui revinrent des camps pour se voir accueillis avec toutes les marques d’un antisémitisme intact n’eurent plus pour seule idée que de partir, aux Etats-Unis ou vers cette Palestine dont ils se feraient enfin une patrie quelques années plus tard, avec les conséquences que l’on sait. Car les braises du plus grand conflit de l’Histoire devaient rester encore vives un bon nombre d’années : sait-on que les forêts des Pays Baltes abritèrent d’indomptables partisans antisoviétiques jusqu’en 1978, date à laquelle le dernier fut abattu en Estonie ? Cette période mal connue, souvent voilée pour ne pas porter atteinte à la mémoire des martyrs, le jeune historien britannique Keith Lowe l’aborde de manière aussi circonstanciée que vivante et brillante. Par le biais d’une approche globale plutôt que strictement chronologique, c’est un tableau digne de Jérôme Bosch qu’il dresse de ces cinq années qui précédèrent la tombée du Rideau de fer et le véritable début de la Guerre froide, comme pour faire pendant à l’espoir, tout aussi réel, que suscita dans l’après-guerre l’idée de Reconstruction qui devait mener à la constitution de l’Union européenne.
Insoupçonnable de révisionnisme d’aucune sorte, il nous rappelle que l’Histoire ne saurait cependant souffrir de raccourcis simplificateurs et que la réalité est toujours plus complexe qu’on ne le voudrait, dans un monde où les vainqueurs ne sont pas toujours ni bons ni généreux.
Yann Fastier