Qu’est-ce qu’un homme sans moustache ?
On se le demande, mais pas longtemps car la patience n’est pas la première qualité du Croate selon A.Tomić, dont le nom lui-même présente déjà un je-ne-sais-quoi d’explosif annonciateur de pétarade. On le savait d’ailleurs depuis l’inénarrable Miracle à la Combe aux Aspics (Noir sur blanc, 2021) dont on célébrait naguère ici-même les vertus roboratives mais, comme on dit, ce n’est rien de le dire et la chose appelait confirmation. C’est désormais chose faite avec la présente traduction du premier roman du natif de Proložac, dont le nom lui-même présente déjà un je-ne-sais-quoi d’antidépresseur annonciateur de sourire béat.
Nul doute que le Smiljevo du roman doive beaucoup au village natal de l’écrivain, comme Clochemerle doit beaucoup, dit-on, à Vaux-en-Beaujolais d’où Gabriel Chevallier n’était soit dit en passant même pas originaire. Qu’importe : il a comme lui l’art de croquer d’un trait des types que l’on pressent inoubliables, tel l’épicier Josip, amateur de séries télévisées mexicaines au point de ne plus s’exprimer qu’en espagnol avec les clients ou bien Markan, l’aubergiste, égrenant à voix haute depuis son comptoir les faits-divers les plus improbables en « frissonnant d’une jouissance macabre et coupable ». Encore ne sont-ce là que des personnages secondaires d’une chronique villageoise qui en compte beaucoup d’autres et que l’on qualifierait plus volontiers d’épopée burlesque tant elle abonde en rebondissements, chassés-croisés et quiproquos dignes d’un Feydeau délocalisé du côté des Balkans. Ante Tomić s’amuse et ça se sent. La satire lui vient naturellement sous la dent comme la côte d’agneau sous celle du paysan croate mais s’il l’a passablement dure, ce n’est pas non plus sans bonhomie. Celle de qui ne prétend pas refaire « ce monde cruel, primitif et patriarcal que l’on appelle "balkanique " » et préfère rester assis sous son arbre pour mieux s’amuser d’une engeance dont la rusticité l’emporte souvent malgré tout sur la méchanceté, à l’instar d’un Stanislav, trousseur de haïkus calamiteux, ethnologue amateur et puceau notoire qui ne craint pas de chanter à ses roses des chants de guerre oustachis pour les faire pousser plus drues.
Noyer la bêtise sous la cocasserie plutôt que gravement la dénoncer, telle est donc la voie étroite qu’embouque avec entrain cette pochade en forme de jeu de massacre d’où seules les femmes sortent (plus ou moins) indemnes. Peuplée de paysans matois ou de parfaits naïfs, d’alcooliques pas toujours repentis, de rustauds plus ou moins expéditifs mais toujours nationalistes à tout crin, la Dalmatie selon Tomić évoque moins la FRAM qu’un far east joyeusement foutraque à l’hystérie communicative, qu’on rapprocherait volontiers de l’univers d’un Kusturica si ce dernier – horreur ! – n’était pas serbe.
Yann Fastier