André Vers fut un écrivain rare.
Non pas de la rareté quelque peu maniérée qui fait la réputation d’un Michon, mais de celle, plus modeste, du salarié qui n’a jamais eu besoin d’écrivailler pour vivre et n’estime pas sa prose indispensable à ses contemporains. André Vers, donc, ne fut l’auteur que d’une poignée de romans et d’un volume de mémoires. Si son œuvre de fiction est globalement bien rééditée par Finitude, on n’en aimerait pas moins voir reparaître ces dernières tant le bonhomme paraît attachant, qui tenait une place discrète mais bien réelle dans l’une des plus belles constellations littéraires de son temps. Ami de Prévert, de Fallet, de Brassens, il fut en outre le grand pote et l’exécuteur testamentaire d’André Hardellet, dont le seul nom sert encore de sésame à tous les orphelins de Nerval. Autant dire qu’on ouvre cette nouvelle édition de Martel en tête en confiance : écrit par un Auvergnat de Paris qui n’oublia jamais ses racines, voilà un roman paysan qui échappe à tous les clichés d’un genre qui, il est vrai, n’était pas si figé lorsqu’il parut en 1967 qu’il ne l’est devenu depuis, « École de Brive » aidant.
Celui-ci voit donc le vieux Bricou seul face à son « malheur ». Il était le meilleur vacher de la région, jusqu’au jour où, coup sur coup, deux des vaches à lui confiées meurent de la fièvre aphteuse. Son irréprochable réputation en prend un coup et, surtout, sa confiance en lui : peu à peu Bricou, sombre dans la dépression et la paranoïa. Il se voit fini, s’imaginant qu’on se gausse derrière son dos, que sa femme le trompe, qu’on le fuit… De l’autre côté, on voit bien qu’il n’est pas bien : médecins, copains, patron et même épouse aimante, nul n’y comprend rien. Car le vrai drame de Bricou n’est pas seulement celui qu’il croit, c’est avant tout de ne savoir le dire : parce qu’on ne parle pas de ces choses-là, que ça ne se fait pas et qu’il ne saurait de toute façon trouver les mots pour nommer cette peur de vieillir, cette angoisse que le « malheur » a fait sourdre en lui. Aussi bien n’est-ce que lorsqu’il parvient à mettre un nom sur ce qui l’étouffe que s’enclenche le processus qui lui permettra de s’en défaire : prenant au pied de la lettre l’expression « avoir la gale » et pour avoir vu dans un quelconque almanach une représentation agrandie de la bestiole, il s’imagine qu’ayant pris ses quartiers dans sa poitrine, le monstre lui bouche la gorge et l’empêche de respirer. Au bord du suicide, il se résout à consulter une sorcière locale, dont la sagacité saura lui rendre tout ou partie de son lustre en un geste digne du plus fin des ethnopsychologues. Et préservera du même coup ce roman jamais caricatural, souvent facétieux et toujours touchant du qualificatif un rien réducteur de « drame paysan ».
Yann Fastier