Penser qu’il fut un temps – bien trop court – où l’on pouvait blasphémer en France sans craindre d’être roué en place de grève ou de se faire truffer de balles !

 

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

Insulter Dieu et ses ministres, ce fut même un devoir pour de nombreux républicains, radicaux et socialistes, au tournant du XXe siècle, au moment où la lutte engagée depuis longtemps contre le cléricalisme issu du Concordat napoléonien allait aboutir à la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Il faut se représenter l’emprise qu’exerçait alors le clergé, nombreux et puissant, sur la société tout entière. Payés par l’État, dispensés de service militaire, curés et congrégations régnaient en maîtres sur les consciences et l’éducation, prêchaient la soumission aux pauvres tout en flattant les riches et prévaricaient sans vergogne, étalant une opulence assez éloignée de la simplicité prônée par la doctrine. L’alliance du sabre et du goupillon n’était pas un vain mot – l’affaire Dreyfus en fit la démonstration – et le ratichon, à de rares exceptions près, restait le plus ferme soutien d’un ordre moral pas encore tout à fait décidé à laisser faire la « gueuse ». C’était la guerre – idéologique, certes, mais une vraie guerre, qui eut ses violences – et, dans ce combat, L’Assiette au beurre fut toujours aux avant-postes. Entre 1901 et 1912, cette luxueuse revue satirique, fidèle résonateur des idées les plus avancées des courants socialistes et anarchistes, ne cessa que rarement de défourailler contre l’infâme, au moins jusqu’en 1905. Chaque numéro, thématique, était l’œuvre d’un seul dessinateur parmi lesquels – excusez du peu – Jules Grandjouan, Francisque Poulbot (qui devait donner son nom à un type de personnage, bien édulcoré depuis), Théophile Steinlein, František Kupka (l’un des inventeurs de l’art abstrait avec Kandinski), Félix Valotton (ses « Crimes et châtiments », entièrement lithographiés, s’arrachent aujourd’hui à prix d’or), Caran d’Ache et, surtout, l’irréductible Gustave Jossot, le plus acharné parmi ces bouffeurs de curés, dont le dessin, d’une stylisation terriblement efficace, n’a pas pris une ride. Ce qui n’est pas le cas, avouons-le, de bon nombre de ces saillies : car l’humour vieillit mal, on le sait, et l’on ne s’esclaffera guère à la lecture de cette anthologie pourtant copieuse. Sortis de leur contexte polémique, la plupart de ces dessins ne font plus tellement rire. On reste cependant impressionné par leur qualité graphique (à laquelle le format réduit ne rend toutefois pas justice) et, surtout, leur violence, en un temps – le nôtre – où le geignement victimaire tient lieu d’esprit d’offensive à la gauche. La religion reste l’opium du peuple : certes, un Steinlein avec son pape-araignée, un Jossot avec ses oies séminaristes ne risquaient pas grand-chose à le proclamer dans un contexte politique qui leur était favorable. Il n’empêche que L’Assiette au beurre aura su produire certaines des plus remarquables icônes d’une caricature anti-religieuse qui, paradoxalement, compte depuis ses saints et ses martyrs.

Yann Fastier