N’ayant pu entrer aux Beaux-Arts, le jeune Chongrui, faute de mieux, devient ouvrier-mécanicien.

 

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Peu après, il est envoyé dans les monts de Guancen, au nord de Pékin, une région pauvre et préservée dont la beauté ne cessera de le retenir au fil des ans. Les circonstances, pourtant, ne se prêtent guère au tourisme. Car nous sommes en 1966 et la Révolution culturelle ne tarde pas à s’inviter dans ces montagnes reculées, où les ouvriers venus des villes vivaient jusqu’alors en bonne intelligence avec les paysans. Humiliations, menaces, destructions imbéciles… les Gardes rouges n’épargnent personne, avant de passer eux-mêmes quelque temps plus tard à la grande moulinette de l’Histoire. Issu d’une grande famille de la dynastie Qing, Chongrui, lui, fait le gros dos. S’il échappe aux redoutables séances d’« autocritique », on lui interdit néanmoins de peindre et de dessiner, si ce n’est des portraits de plus en plus monumentaux du Grand Timonier, responsable en chef d’une sinistre pantalonnade qui fera tout de même plusieurs millions de morts. Mao disparu et la « Bande des Quatre » une fois déboulonnée, il aura toutefois tout loisir de s’y remettre, d’abord à la manufacture de diapositives de Pékin, dans le cadre des campagnes de propagande d’État, puis dans un cabinet d’architecture. Chaque fois, le hasard de ses missions le ramènera vers le Guancen, auquel un fil semble le rattacher jusqu’à cet ultime voyage, en compagnie de son épouse française, alors que s’effacent les dernières traces de ce que fut sa jeunesse.

Chronique sensible d’une époque difficile, Au loin une montagne est aussi une véritable leçon de dessin. Un dessin en noir et blanc, comme griffé dans le blanc de la page, dont l’apparente spontanéité ne peut en vérité résulter que d’une discipline sévère et dont l’académisme « réaliste-socialiste », transcendé par des années de pratique en liberté, vient ruiner comme en se jouant les efforts pitoyables d’une bonne partie de nos tâcherons. Tard venu à la bande dessinée, l’octogénaire Chongrui Nie les enfonce tous et fait oublier jusqu’à ses pourtant fort honorables Enquêtes du juge Bao (6 volumes aux éditions Fei).

Comme quoi on n’est jamais à l’abri d’un coup de maître.

Yann Fastier