Il n’y a guère plus d’un an, nous rendions compte avec une certaine ferveur de la réédition de Toutes isles de Pierre Perrault (1927-1999), grande figure québécoise du documentaire, l’un des inventeurs du « cinéma direct » aux côtés de Jean Rouch ou de Frederick Wiseman.

 

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À l’instar d’un Chris Marker, Pierre Perrault n’était toutefois pas seulement un homme d’images mais aussi un homme de mots, comme l’atteste cette reparution de Nous autres icitte à l’île.

L’île du titre, c’est l’Isle-aux-Coudres, sur le Saint-Laurent, où Pierre Perrault n’aura cessé de revenir au fil de sa carrière pour lui consacrer une série de documentaires dont le plus connu, Pour la suite du monde (1962), ne doit pas faire ignorer Le règne du jour (1967) et Les voitures d’eau (1968). Explorée par Jacques Cartier en 1535, colonisée en 1720, l’Isle-aux-Coudres devient avec Perrault la pierre angulaire d’une certaine conception première du monde, où ni le Mythe ni l’Histoire n’ont vraiment cours. « Le village n’a pas les moyens de la grandiloquence » : ce qui peut être vrai de n’importe quel Heimat, de n’importe laquelle de nos « petites patries », l’est d’autant plus d’une île septentrionale, au sol pauvre, au climat rude, soumise « aux régences du vent sans se soucier d’une autre monarchie ». Nulle communauté, cependant, ne saurait perdurer sans récit des origines et ce récit, infiniment redit, infiniment habité par les insulaires, sera celui de la découverte de l’île – via les quelques lignes que lui consacre Cartier – et de son peuplement originel par le fermier Joseph Savard et sa femme enceinte de leur premier enfant, tel que relaté par une chronique du temps.

Le dépositaire de ce récit sera le vieil Alexis Tremblay, bavard impénitent et volontiers entêté, celui-là même qui est au cœur des documentaires de Perrault, dont le livre reprend peu ou prou la trame jusqu’à restituer des pans entiers de dialogues, avec toutes les didascalies nécessaires. Comme dans les films, on le voit donc entouré de son fils Léopold – son meilleur contradicteur, aussi opiniâtre que son père, dont il recueillera d’ailleurs l’héritage – et de « Grand-Louis » Harvey, « le vent qui vente », attachante figure de barde édenté à l’enthousiasme jamais démenti. Mais son plus beau portrait, Pierre Perrault le réserve cependant à Marie, la douce, la discrète épouse d’Alexis, mère de seize enfants à laquelle, rétrospectivement, il regrette de n’avoir su donner la place qu’elle méritait parmi ces hommes au verbe trop haut pour qu’on l’entende.

Réunis une dernière fois dans ce livre posthume, ces humbles acquièrent sous la plume de l’auteur une stature extraordinaire que peut paraître démentir leur bonhomie toute prosaïque à l’écran. Comme si, à travers cette simplicité qui nous les rend immédiatement familiers, Perrault cherchait un certain état de l’Homme en sa nudité, une chaleur première préservée par l’insularité des faux-semblants de l’empire.

À ce titre, Nous autres icitte à l’île demande un peu d’amarinage. Plus réflexif, pétri de citations philosophiques et moins directement lyrique que l’insurpassable Toutes isles, il peut sembler d’abord un peu rugueux. Mais « le langage est l’honneur des hommes. Il démontre leur présence, il prend acte de leur rapport avec le paysage ». Qu’on se laisse remorquer hors des premiers chapitres et la voile se gonfle d’un coup, le ressac des phrases frappe la coque et le long bercement de la houle vous emporte sans coup férir jusqu’à cette terre qu’un marin du roi de France, un jour de septembre, nomma L’Isle-aux-Couldres parce qu’il y avait trouvé des noisettes.

Yann Fastier