En 1876, Bram Stoker quitte son Irlande natale pour devenir l’administrateur du Lyceum Theater de Londres.
Il y a beaucoup à faire. Henry Irving, acteur shakespearien renommé occupe la place et ses talents de comédien sont à la mesure de son incapacité à la gestion des ressources et aux économies, autant dire immenses. Bram jongle avec les difficultés, payer les décors, les costumes, tenter de se débarrasser des chats et rats, contenir les fureurs et les enthousiasmes délirants du monstre des planches. Il occupera ses fonctions jusqu’en 1902. Il trouvera néanmoins l’énergie de livrer ses propres démons dans son Dracula, publié en 1897.
Le bal des ombres est beaucoup plus qu’une biographie linéaire retraçant le parcours du père du plus célèbre des vampires. O’Connor intègre des événements de la vie de l’écrivain sans qu’on sache jamais jusqu’à quel point ils sont véridiques ou inventés. Mais une chose est sûre, sous sa plume, Stoker est vivant, tellement qu’on semblerait pouvoir entendre son souffle.
On le suit, dans ce Londres tout en nuances gothiques, capitale accablée de terreur sous la coupe de Jack l’éventreur, traumatisée par la répression morale dont Wilde est victime, enivrée des dernières découvertes technologiques, l’électricité, la photo, le cinéma, férue de mystères ésotériques, droguée au laudanum ou à l’opium.
On ressent son désespoir absolu à tenter d’écrire une œuvre majeure, marquante, qui durera, qu’il sent au fond de lui et qu’il se pense incapable de délivrer. Jamais assez de temps. Jamais assez de solitude. Les passages où il finit par s’exiler dans les greniers du théâtre, et où il est décrit à travers les yeux de Mina, le fantôme des lieux, sont à tirer des larmes.
Tout en étant certain d’échouer, encore et encore, en demeurant son plus sévère juge, Bram doit composer avec les incertitudes hystériques de Henry, calmer les angoisses du maître de la tragédie, cet être qui le traite si mal mais dont l’amitié l’accompagnera jusqu’au bout. Il doit essayer de construire sa vie personnelle, satisfaire sa femme Florence, tout en étant accaparé par une relation triangulaire, dans laquelle Ellen Terry, flamboyante actrice de la scène victorienne dispense son amour ambigu à lui-même et à Henry.
Construit de fragments de journaux intimes, de récits rapportés par des tiers ou la presse, de points de vue différents, à l’image de Dracula, Le bal des ombres envoute, bouleverse. Œuvre sur les supplices de la création, sur l’amitié, la notoriété, la vieillesse, le roman de O’Connor interroge la condition humaine, ce qui fait sa grandeur, ce qui perdure après, après la vanité, le découragement, la jalousie. Déchirant. Immortel.
Marianne Peyronnet