Amelia Aurelia maquille les défunts.
Dans l’entreprise familiale de pompes funèbres, elle est celle qui soulage, qui permet à ceux qui les aiment de jeter un dernier regard apaisé aux dépouilles dont elle a la charge. Emmailloter un bébé dans une couverture confortable, choisir la teinte de blush qui ne dénaturera pas le visage d’une sœur, d’une fille, est un art qu’elle maîtrise. Elle est l’ultime toucher, la caresse bienveillante. Sa tâche, accomplie avec empathie et respect, ne la perturbe pas. Tout au plus conjure-t-elle la mort dans les bras d’inconnus rencontrés sur la toile. Mais quand sa propre mère décède subitement, Amelia s’avère incapable de faire face. Elle s’enfuit, rejoint son père biologique dans un trou perdu de Tasmanie où, contrairement à toute attente, les adeptes du BDSM remplissent les clubs et peuplent les applis de rencontres. Elle fait son entrée sur scène.
Si Une créature de douleur s’inscrit parfaitement dans la ligne éditoriale exigeante des jeunes éditions du Gospel qui mettent en avant des textes novateurs dans la forme et le fond, si ce roman est bien « not for everyone », ne cherchez pas dans ses pages à être chahutés par la découverte de pratiques sexuelles amorales ou à la lecture de passages salaces jusqu’à la perversion. Ce qui secoue ici est d’une autre nature. C’est dans l’empreinte durable de cette jeune femme perdue, qui se raconte simplement, sans rien cacher de ses faiblesses, au présent, que le choc se produit.
Bien sûr Amelia emprunte des chemins que d’aucuns qualifieraient de dépravés. Sa recherche de la douleur physique pour soulager sa peine n’a pourtant rien de glauque, tant les extraits où elle tente différentes expériences semblent anodins à l’aune de la souffrance psychologique qui la sidère, ce deuil qu’elle ne peut affronter quand elle sait si bien adoucir ceux des autres. Elle qui excelle dans l’exécution de gestes si délicats, incongrus que la manipulation de cadavres se retrouve incompétente quand il s’agit de prendre ou donner du plaisir aux vivants. Décalée, empotée, allant trop loin ou pas assez, elle échoue dans des séances qui confinent à la farce, leur conférant un rôle quasi symbolique. Elles révèlent son impuissance à trouver sa place, frappée qu’elle est par une douleur intime qu’aucun supplice ne saurait atténuer. Elles dévoilent, bien plus que son enveloppe charnelle, son être profond, son absolue sincérité, et c’est bien cette mise à nu-là qui nous laisse ébranlés.
Marianne Peyronnet