Tout n’est pas rose au pays des falbalas.
Les travestis en savent quelque chose qui, malgré les progrès considérables accomplis pour la reconnaissances des identités homosexuelles et transgenres, n’en restent pas moins souvent moqués, ridiculisés, méprisés et vilipendés sans trop de mauvaise conscience par une bonne partie de la population mâle et femelle au nom des saines valeurs de la civilisation, qu’elle soit chrétienne, musulmane, socialiste ou ce qu’on veut pourvu qu’elle soit hétéronormée. Où irions-nous si l’on ne savait plus à qui on a affaire ? Et quelle drôle d’idée, aussi, d’aller s’affubler des attributs « du genre qu’on n’a pas », quitte à provoquer la panique morale des majorités bien dans leurs nippes. La matraque n’étant jamais bien loin de l’indignation, la répression ne tarde pas, plus ou moins bourrue selon les circonstances. En la matière, la Grande Amérique ne fut certes pas l’égale de la Tchétchénie de Kadyrov mais elle ne se montra pas toujours aussi férue de libertés individuelles qu’elle veut bien le prétendre. Le travestisme, comme tout déviationnisme sexuel, y fut longtemps criminalisé, voire, guerre froide aidant, soupçonné de participer de quelque obscur complot communiste destiné à affaiblir la nation. Pour y remédier, on fit appel aux psychiatres qui, toujours créatifs, inventèrent les premières « thérapies de conversion », véritables programmes de torture à base d’humiliation et d’électrochocs. Autant dire que le travelo devait alors se faire discret et que nombre de malheureux, sous peine de se retrouver mis au ban de la société, vivaient leur penchants dans une honte et une peur permanentes.
C’est de ce besoin de discrétion, mais aussi pour sortir d’un isolement mortifère, que naquit la Casa Susanna. Au commencement était un couple new-yorkais : Tito « Susanna » Arriagada et sa compagne Mary Tornell possédaient une grande maison de campagne dans les Catskills. Bien conscients des difficultés rencontrées au quotidien par les travestis, ils décidèrent d’en faire une sorte d’hôtel, un havre où, pour une somme modique et le temps d’un week-end, les travestis pourraient enfin se livrer en toute tranquillité à leur innocente manie. Ce sera le Chevalier d’Éon Resort, puis, quelques années plus tard, la Casa Susanna où, peu à peu, des dizaines de travestis venus de tout le pays se retrouveront pour faire la fête, échanger ou, tout simplement, s’habiller comme il leur plaît. Un réseau se constitue, porté par la revue Transvestia, qui sert bientôt de boîte aux lettres aux filles sous la houlette de l’intransigeante Victoria Prince, directrice du magazine et véritable cheffe de file de tout ce petit monde. Qu’on n’imagine cependant rien d’extravagant ni d’affriolant : loin de l’imagerie drag queen, souvent associée au monde de la nuit et à la prostitution, les pensionnaires de la Casa Susanna n’ont d’autre désir ni d’autre ambition que de ressembler à la ménagère lambda. Ce n’est donc pas le moindre paradoxe que de voir ces aimables rombières, par ailleurs discriminées, revendiquer à longueur de pages une « féminité » bourgeoise d’ores et déjà dépassée et dénoncée comme telle par les féministes de ces années-là. Pas de femmes en pantalons à la Casa Susanna ! Victoria Prince est d’ailleurs formelle, qui définit arbitrairement le « véritable » travesti comme un homme hétérosexuel et simplement désireux de laisser s’affirmer sa « fille de l’intérieur », loin de toute tentation homosexuelle ou transsexuelle. Pour ces dames, pour la plupart bien établies dans la société sous leur identité masculine, il s’agira donc bien davantage de reproduire des codes bien établis que de les transgresser. Pour ce faire, rien ne vaut la photo qui, à l’instar du miroir, a valeur de validation auprès de soi-même et des autres. Aussi mitraille-t-on beaucoup à la Casa Susanna. On se photographie mutuellement, seules ou en groupes, on prend la pose, on échange des photos, on les distribue, on les collectionne. Certaines seront publiées dans Transvestia, la plupart seront pieusement conservée par les unes et les autres, jusqu’à constituer plusieurs importants fonds d’archives d’où sont issus la plupart des clichés formant cette exposition présentée aux rencontres d’Arles en 2023. Une exposition étonnante, dont le succès dit bien ce que le travestissement, même détaché de toute connotation érotique, peut encore avoir de profondément dérangeant et, somme toute, d’émouvant pour tout garçon qui, un jour ou l’autre, s’est secrètement rêvé fille.
Yann Fastier
À voir en parallèle
Casa Susanna, de Sébastien Lifshitz (Agat films, 2022)
Un documentaire passionnant qui, non content de retracer l’histoire extraordinaire de ce petit paradis trans que fut la Casa Susanna, donne la parole à plusieurs de ses anciennes pensionnaires dans une perspective actualisée.