Plongeuses émérites et femmes réputées « libres », les Ama du Japon firent longtemps l’objet de tous les fantasmes.
Non seulement en Occident, mais aussi dans leur propre pays où l’estampe, avant la carte postale, ne se priva pas de mettre en scène leur nudité avec la même complaisance que nos ethnographes amateurs celle de toutes les « Vénus » coloniales. En 1981, lorsque le photographe Kusukazu Uraguchi fit paraître ce recueil à compte d’auteur, il y avait déjà belle lurette que les fameuses pêcheuses d’ormeaux ne plongeaient plus nues, certaines troquant même leur tenue traditionnelle de toile blanche contre des combinaisons en néoprène. C’est que le propos de cet amateur éclairé n’était pas de titiller la libido de ses compatriotes mais de documenter un mode de vie millénaire amené à disparaître à plus ou moins brève échéance. Étant né et ayant toujours vécu dans la péninsule de Shima, où les Ama étaient particulièrement nombreuses, Uraguchi les connaissait bien, au point de se faire accepter d’elles en véritable enfant du pays dans toutes les circonstances de leur activité, au travail comme au repos, sous l’eau comme au cours des nombreux rituels destinés à s’assurer le concours des divinités marines. De cette présence de tous les instants, sur plus de trente ans, il tira un album qu’on ne se lasse pas de parcourir, tant l’humanité y surgit à chaque page avec de grandes et joyeuses éclaboussures. S’il ne cache rien des difficultés du métier – les plongeuses les plus expérimentées passaient couramment plus de deux minutes en apnée au fond de l’eau – il en montre aussi les joies et la grande solidarité régnant entre ces femmes jalouses d’une indépendance aussi rudement gagnée. On les y voit très jeunes, pataugeant sur le rivage pour collecter des algues puis, gagnant peu à peu le large avec leurs grands paniers, distinctifs de leur condition, pour enfin s’éloigner en barque avec leurs maris, chargés de les remonter le plus vite possible au bout de la longue corde qui les relie à la surface. Les photos sous-marines sont bien sûr les plus spectaculaires, qui nous immergent – c’est le cas de le dire – au cœur du sujet, dans un monde mouvant, incertain, où la forme blanche et solitaire de la plongeuse prend soudain des allures de fantôme se livrant à des activités mystérieuses au milieu de sombres forêts d’algues agitées par des courants invisibles. Loin des clichés touristiques et magnifiées par un noir et blanc atemporel, les photos d’Uraguchi, mort en 1988, méritaient largement la reconnaissance, même tardive, dont témoigne cette belle édition, concomitante à une exposition dans le cadre des rencontres photographiques d’Arles 2024, largement dédiées au Japon.
Yann Fastier
Pour aller plus profond :
Le tumulte des flots, de Yukio Mishima (Gallimard, 1984)
Une œuvre de jeunesse de l’enfant terrible de la littérature japonaise, où les Ama occupent une place prépondérante et déjà presque exotique dans le contexte de l’après-guerre.
Ama : le souffle des femmes, de Franck Manguin et Cécile Becq (Sarbacane, 2020)
Une bande dessinée mettant en scène les Ama.