Au Japon, le terme Sengo désigne l’immédiat après-guerre, une période de grand trouble

 

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où le pays, sous occupation américaine, se relève difficilement au moment où achèvent de basculer tous les repères qui, jusqu’alors, structuraient la société. Marquée par la faim et les pénuries, cette fin des années 40 voit l’ensemble des valeurs jusqu’alors dominantes subir une brutale mise à jour dans un contexte où l’humiliation face à l’occupant le dispute à la méfiance envers les élites jugées responsables du désastre. Chacun fait alors comme il peut, avec ce que cela implique de débrouillardise, de générosité et, parfois, de cruauté, comme devait en témoigner le déchirant Tombeau des lucioles d’Akiyuki Nosaka, popularisé par l’adaptation animée qu’en fit Isao Takahata. Ce tragique, on le retrouve intact dans Sengo, qui voit Kawashima, un ancien sous-officier, survivre dans un Tokyo en ruines, hanté par le souvenir des hommes de son escouade, décimés quand lui s’en est tiré. Alors qu’il tient un stand de soupe dans un quartier dévasté de la capitale, il est reconnu par le soldat Kuroda, seul survivant parmi ses hommes, avec lequel il forme désormais un tandem soudé par une indéfectible amitié. Aimantant une foule de personnages secondaires – orphelins des rues, yakuzas, prostituées, petites danseuses en voie d’américanisation galopante… – le duo compose une paire tragi-comique et attachante, entre un Kawashima tourmenté, en quête de rédemption, et la saine résilience du gros Kuroda qui se laisse porter par la vie sans souci du lendemain, vivante incarnation d’un Japon populaire, truculent et porté sur la gaudriole, à l’inverse de l’idée compassée qu’on s’en fait souvent en Occident. Un éloignement des clichés qu’on retrouve jusque dans le style, plus proche de certains dessinateurs espagnols (un Carlos Gimenez, par exemple, auquel Yamada fait parfois furieusement penser) que de l’imagerie stéréotypée à laquelle on réduit souvent le manga, qui prouve ici encore une fois sa capacité à tenir un discours adulte, mature et fortement pensé, sans emphase et tout en restant profondément démocratique.

Yann Fastier