Le bonheur tient à peu de choses, qui semblait de plus en plus inaccessible.

 

Sécurité. Pour accéder au portail de votre bibliothèque, merci de confirmer que vous n'êtes pas un robot en cliquant ici.

Après Le livre d’un été l’année dernière, La Peuplade, toujours bien inspirée, nous propose un autre recueil de nouvelles – inédites en français, cette fois – de la grande Tove Jansson (1914-2001). Mondialement célèbre pour ses Moumines, la Finlandaise fut également une créatrice tous azimuts, plasticienne, dessinatrice mais aussi romancière « vieillesse » d’une portée que plusieurs rééditions nous permettent aujourd’hui de mesurer pleinement. Traversé par le même esprit d’enfance que le précédent, La fille du sculpteur est un nouveau miracle de grâce.

On mesure, bien sûr, ce que ce mot peut contenir de malentendu, ce qu’il peut convoyer de mignardise et de mièvrerie. Il n’en est pourtant pas de meilleur pour définir cette vingtaine de courtes histoires au fil desquelles une petite fille qui, encore une fois, doit tout à la jeune Tove Jansson, raconte un quotidien littéralement enchanté. Quelle mystérieuse connexion avec sa propre enfance avait-elle donc gardé pour en restituer une aussi juste perception, aussi parfaitement naturelle et vraie de la première à la dernière page, quand tant d’autres auteurs s’y cassent les dents de lait ? « Le jour, il faisait soleil, la nuit, il pleuvait, et dans la rocaille vivait un ange qu’il ne fallait pas déranger » : comment mieux décrire dans toute sa ronde perfection un univers tout entier ? Ce monde, si l’on y vole aussi souvent que possible, si l’on y doit s’imaginer ses propres serpents grouillant dans le tapis « car ceux des autres ne sont jamais aussi horribles », si l’on y fabrique un veau d’or afin de défier Dieu pour mieux s’en faire pardonner, ce monde est pourtant bien le nôtre, auquel la petite narratrice superpose une grille de lecture qui lui donne une dimension qualitative que les adultes avaient oubliée. Ainsi, par exemple, les lieux ne sont-ils pas équivalents : quand, sous le sapin de Noël, « le sentiment d’amour était presque insoutenable », « il existe d’autres lieux où être empli de tristesse et de haine, par exemple entre les doubles portes de l’entrée (…) il y a un espace encore plus petit pour se tenir debout et haïr »

C’est la même logique imparable et nourrie d’expérience qui est à l’œuvre partout dans un livre où le jeu, bien conscient d’être un jeu, en garde d’autant plus son imperturbable sérieux. Car l’enfance n’est pas à prendre à la légère et Tove Jansson nous le rappelle avec beaucoup de légèreté. Si l’on discerne toujours la vérité des adultes derrière celle de la petite fille et si l’humour est bien présent, il n’est jamais question de se moquer. Nul clin d’oeil par-dessus son épaule et nulle fausse-naïveté, on est évidemment très loin de l’aimable sociologie du Petit Nicolas. Bien plus près de la poésie pure et, partant, d’un constant bonheur d’expression où la langue – au gré d’une très belle traduction – règne en magicienne, d’une beauté suffocante à force de juste évidence. Où se trouve-t-on le mieux en sécurité ? « (…) dans les bras ou dans un arbre. Éventuellement sous la couverture. Mais le mieux est de s’asseoir très haut dans un grand arbre, si on ne se trouve plus dans le ventre de sa maman. » Les images de cette sorte abondent et vous laissent d’un bout à l’autre abasourdi d’un certain bonheur actif qui, déjà, vous empoignait par le sternum à la lecture des Moumine.

C’est à dessein qu’on cite à nouveau ces derniers car, pour terminer, l’erreur serait de vouloir séparer l’œuvre de Tove Jansson entre une part « pour adultes », respectable, et une part poliment récréative destinée aux enfants. Il n’y a pas en réalité de solution de continuité ou, plutôt, s’il devait y en avoir, on dirait qu’un tel roman donne à sentir le terreau dont se sont nourris les Moumine pour devenir le chef d’œuvre absolu que l’on sait[1].

Yann Fastier

 

[1]Et pour qui ne sait pas, une belle réédition est en cours au Lézard noir.