Les plus anciens lecteurs du Canard enchaîné connaissent bien entendu Cardon,

 

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dont le dessin tout en fines hachures est reconnaissable entre mille. Pendant plus de 40 ans, ses personnages chauves, immarcescibles et presque toujours vus de dos ont arpenté les pages de l’« hebdomadaire satirique paraissant le mercredi », laissant dans leur sillage un discret parfum de métaphysique désenchantée qui n’appartient qu’à eux. À eux et, bien sûr, à leur créateur, Jacques-Armand Cardon, né en 1936 au Havre et qui, parce qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même, s’offre pour son jubilé rien moins qu’une cathédrale. Ni bigot ni calotin, il n’en retient cependant que les perspectives vertigineuses, décor parfait d’une comédie humaine qu’il aura poursuivie sans relâche au fil des ans, avec un acharnement dont les dates suivant parfois la signature disent bien la constance. Ces travées, ces allées, ces corniches, ces murs cyclopéens sont donc la scène abyssale où s’agite une humanité solitaire et mise à nue, la plupart du temps anonyme, tout entière à ses occupations absurdes et comme aveugle à son propre sort. Et si l’actualité s’y invite parfois (on reconnaît çà et là quelque politicien dépassé par les événements), si l’autobiographie y a sa part (éclairée par une longue préface sur une enfance orpheline de père), c’est bien de la condition humaine en elle-même, prise entre des parois trop hautes, aveuglée par la lumière trop vive d’un horizon inatteignable, c’est bien de notre condition qu’il s’agit. Voilà donc enfin le vrai livre dont nous sommes le héros ! Un livre, une cathédrale, un monde où crier sans être entendu, où les idéaux tombent en pisse et en poussière, où l’on passe encore à la caisse pour avoir le droit de ramper. Notre monde, donc, bâti de main d’homme, celui que nous laisserons derrière nous quand tout le reste aura brûlé, un monde de pierre, froid, silencieux et qui n’a pas besoin de nous. Bien sûr on pense au Piranèse, à ses Prisons, à leur architecture fantastique et sans issue, mais tout autant à Pascal, pour ces abîmes et leur silence. Les pierres, semble-t-il, ont bu jusqu’au moindre bruit, si ce n’est celui du vent, solitaire en ses travées, comme le dernier souffle d’une humanité pétrifiée.

Monumentale, cette Cathédrale l’est donc bien, à double titre. D’une part, comme synthèse d’une œuvre qui confirme la place de Cardon comme l’un de nos plus grands griffeurs de papier, aux côtés d’un Jean Gourmelin, dont la proximité est évidente, mais aussi d’un Olivier O. Olivier et, bien sûr, d’un Topor. D’autre part, comme l’ultime mausolée d’une humanité orgueilleuse et néanmoins fragile, touchante dans sa stupidité quand elle s’enferme et se perd dans ses propres labyrinthes.

Yann Fastier