La littérature française contemporaine a suffisamment de raisons de se faire détester pour ne pas, de temps en temps, s’offrir une exception.

 

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Talonnée, peut-être, par un passé prestigieux, elle peine à trouver le ton juste, entre une écriture blanche se faisant gloire de sa propre indigence et un lyrisme surjoué par la volonté forcenée de sonner littéraire. Dans les deux cas, la prétention l’emporte. Aussi redoutait-on, en ouvrant Le démon de la Colline au Loup, d’assister une fois de plus au cabotinage insensé d’un Auteur prêt à mettre son cœur, ses couilles et ses tripes sur la table et mon cul sur la commode par-dessus le marché. Eh bien non.

L’argument avait pourtant de quoi faire trembler : condamné à une lourde peine, Duke raconte. Sa fratrie d’enfants martyrs dans une maison isolée, les viols répétés de son père, l’ampleur du désastre, l’arrestation, le procès, le placement… Une fugue, à seize ans, puis une bande de punks à chiens et l’amour de Billy. Duke raconte et, surtout, il se bat contre ce qu’il porte en lui de violence. Une violence noire, irrépressible qui, par moments, se donne libre cours et qu’il identifie au démon qui vivait là-bas, sur la Colline aux Loups et dont il faudra bien un jour qu’il vienne à bout.

On imagine aisément quel monstre de beauté convulsive aurait pu sortir de là si Dimitri Rouchon-Borie n’avait su garder l’équilibre, sans même en rajouter dans le genre funambule. Chroniqueur judiciaire de son métier, il s’est assez frotté à la misère et à l’abjection pour respecter leurs victimes et ne pas les instrumentaliser au nom de la Littérature. Mais ces victimes, il les connaît assez, également, pour ne pas les laisser seules et leur offrir, au moins le temps d’un roman, un bouclier de mots.

Car les mots sont à coup sûr les véritables héros de ce livre. Une langue non pas « volcanique » comme le voudrait l’éditeur, laissant présager on ne sait quel paroxysme, mais une langue infiniment juste, celle-là même qui, dans la vraie vie, ferait défaut à un Duke ou quelque nom moins ricain qu’on lui donne. La vraie vie, ce devrait pourtant être celle-là, où l’accusé serait capable de répondre à ses juges, et malgré la difficulté de son « parlement » : « Je sais que c’est incompréhensible mais vous marchez sur un pont et moi sur un fil alors par pitié laissez-moi avoir mes raisons ». Où une sœur, ayant vécu semblable martyr, pourrait encore déclarer : « Je m’appelle Clara et si mon père n’avait pas violé mon frère je ne l’aurais jamais su que c’était mon nom. Un jour serait venu où j’aurais été à la place de mon frère alors je veux juste dire qu’il s’appelle Duke et c’est un beau nom pour faire des choses belles et il les fera loin de nous car on lui a trop demandé ». En prison, Duke lit Saint Augustin, sur les conseils de l’aumônier et sa lecture, difficile, douloureuse, alimente son récit : « Ne laisse pas ma part sombre me parler » dit celui en qui Duke reconnaît un frère. Ce sera son ultime combat : non pas contre les hommes mais contre l’Ennemi lui-même. Un Ennemi tout intérieur, mais dont tout le talent trompeur consiste à lui faire croire qu’il est encore là-bas, sur la Colline aux Loups… 

Quelle que soit la dureté du récit, quelle que soit sa violence, il n’en dégage pas moins une lumière dont le ciel d’orage, en couverture, dit assez la nature de clair-obscur. Dans un registre analogue, on n’avait rien lu d’aussi puissant depuis Blast, de Manu Larcenet (Dargaud, 2009-2014), dont la violence explosive échappait elle aussi à toute complaisance, sans renoncer pour autant à fouailler sans anesthésie quelques plaies à vif.

Dimitri Rouchon-Borie est manifestement de ceux qui osent, avec une humanité et une compassion qui hissent d’emblée ce premier roman pourtant risqué parmi les plus belles révélations de l’année.

Yann Fastier