Entre enfer et paradis, un jeune garçon fait l’apprentissage du monde, porté par la prose ample et poétique d’un écrivain bordelais trop tôt disparu.

 

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L’élève Gilles s’appelle Jean. Son pianiste de père en proie à une grave maladie nerveuse, l’enfant est éloigné pour quelques temps et placé chez une grand-tante, propriétaire d’un domaine viticole dans le Bordelais. Son séjour devant se prolonger, il est alors mis en pension dans un établissement religieux des environs, où il fait l’apprentissage plus ou moins douloureux d’une sociabilité à laquelle sa vie jusque-là protégée ne l’avait pas préparé.

Né et mort à Bordeaux, André Lafon (1883-1915) fut l’ami de François Mauriac et c’est sans doute ce qui lui valut de n’être pas – comme tant d’autres – complètement oublié. Il est le Nicolas Plassac de Galigaï et Mauriac, tout académicien et prix Nobel qu’il fût, ne négligera jamais d’honorer la mémoire d’un écrivain profondément sensible, dont la finesse d’introspection a quelque chose de proustien. La finesse, mais non la prolixité, auquel cas il vaudrait mieux le rapprocher d’un Alain-Fournier, son exact contemporain, auteur comme lui d’une œuvre quasi unique et plutôt mince (un deuxième roman, La maison sur la rive, devait toutefois paraître un an avant la mort de Lafon) avant d’être fauché par la guerre.

Dans quelle mesure André Lafon fut-il lui-même le jeune Jean Gilles ? S’il est évidemment toujours un peu vain d’espérer qu’un roman sera d’autant plus « vrai » qu’il puise à l’autobiographie, il reste néanmoins probable que le ressenti de l’enfant, sa manière extrêmement précise et délicate d’appréhender les nuances, tienne au souvenir même de l’auteur et lui doive une grande part de sa force. Les sensations, les sentiments, Lafon les convoque bien plus qu’il les évoque. Ainsi de la peur du noir : « J’acceptais de passer des soirées entières à regarder les tisons, par crainte d’aller chercher, dans la pièce voisine, mon livre qui y était demeuré. » Et encore : « (...) je ne pouvais comprendre que Segonde tardât tellement à tirer les volets de ses deux fenêtres, aux petits carreaux desquelles le reflet de la flamme me faisait craindre de voir des mufles collés. » Et l’on s’avise que la magie de ce petit livre – si court mais infiniment plus dense que bien des pavés plus poreux – tient avant tout à son phrasé, ample, monocorde, presque monotone et d’où tout dialogue est exclu. À aucun moment, Lafon ne sacrifie à une soi-disant naïveté enfantine, à un « ton » se voulant à hauteur d’enfant. Au contraire, il écrit l’enfance depuis l’âge adulte et lui offre les mots sans lesquels elle resterait – et reste pour la plupart d’entre nous – une complexe mais diffuse expérience où, de manière indissociable, se conjuguent la peur et l’extase. Ainsi, parlant de sa mère : « (…) et, quand tout ce qui peut menacer un enfant se fût rué dans l’enclos, je n’en aurais conçu aucun trouble en mon âme,  dans l’assurance où j’étais que toutes les puissances mauvaises n’eussent pu dépasser le cercle tracé par son regard. »

L’extase, il la trouvera surtout dans le jardin de La Grangère, que domine un ciel vaste et changeant. La peur, ce sera pour l’internat, où paraissent les autres : celui qu’on admirera, celui que l’on craindra ou bien dont on recherchera l’amitié par des manœuvres un peu vaines et toujours susceptibles de retournements. L’internat de L’élève Gilles n’est pas tout à fait l’enfer (le roman d’apprentissage a connu pires bagnes) mais il s’oppose au jardin paradisiaque comme deux pôles dont le jeune Jean devra, face au drame qui le frappe, résoudre l’opposition pour enfin consentir et trouver « (…) sans force le pressentiment où j’étais que toute l’hostilité de ma vie m’attendait au seuil du jardin. »

En 2017, L’éveilleur avait déjà donné une édition de ce texte, enrichie d’une préface de François Mauriac et d’une postface de Jean-Marie Planes. On pourra la préférer à celle-ci, qui fait un peu le service minimum comme souvent chez Libretto (mais on pardonne tout à Libretto.)

Yann Fastier