Il y a deux Paris :

 

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l’un est la métropole que l’on sait, que l’on aime ou que l’on déteste, suivant le niveau de son compte en banque, suivant que l’on habite dans le Marais ou bien qu’on crèche à La Chapelle. L’autre est une ville de rêve, une ville imaginaire que, à l’instar de Londres ou de Gotham City, l’on n’aura jamais fini de trousser. Ses mystères, ses bas-fonds, ses dessous – quand elle en porte – forment un genre littéraire en soi, avec ses gloires et ses prophètes, ses explorateurs et ses tacherons. Bonne fille, Paris ne fait pas le tri de ses amants, qui le lui rendent à satiété. La liste est longue, en effet, de ces « plongeurs de l’océan parisien » depuis maintenant plus de deux siècles : même en ne la faisant commencer qu’à Restif et Louis-Sébastien Mercier, on n’en finirait pas d’en dérouler la pelote, depuis Nerval et Privat d’Anglemont jusqu’à Jacques Yonnet et « Bob » Giraud, sans oublier, bien entendu, les fameux « piétons de Paris » que furent Henri Carco, Léon-Paul Fargue, Henri Calet, Louis Aragon… On y ajouterait volontiers les photographes, les Atget, Brassaï, Doisneau, Izis… tous ceux-là qui donnèrent à Paris sa physionomie, populaire ou canaille, définitive en quelque sorte, par un curieux effet de persistance rétinienne.

Alfred Delvau (1825-1867) fut de ces écrivains, poètes et flâneurs. Pas le plus fameux de la kyrielle, certes, mais enfin il en fut : membre éminent de la bohème littéraire si chère à Murger, il fut toute sa courte vie aussi curieux de nature qu’impécunieux de profession. Plus connu pour son Dictionnaire érotique moderne, qui lui valut alors bien des ennuis, amateur de langue verte et d’argot, il fut aussi l’infatigable chroniqueur de sa ville natale, de ses ors comme de ses boues, avec une préférence marquée pour ces dernières : des cabarets et des putains de « la Maube » aux terrains d’exécution de la barrière Saint-Jacques, des relégués de Bicêtre au dernier tapis-franc, c’est d’une canne avertie qu’il fourgonne pour nous dans l’ordure, avec humour parfois, jamais cependant sans compassion. Car la misère est là, invisible depuis les grands boulevards, qui se cache en ses galetas, ses caboulots, ses asiles, avec la faim, sa compagne, que l’on trompe à « La Californie » pour vingt sous de pain, de carcasse et de bouillon…

De souvenirs en évocations (l’appareil de notes est conséquent), la balade est d’autant plus exotique qu’elle nous transporte dans un Paris encore proche de sa configuration médiévale, celle de Villon ou peu s’en faut, un Paris d’avant Haussmann, populeux, grouillant et, surtout, intensément vif, jusque dans la visite obligatoire à la morgue où, comme dans le très beau La mort est dans Paris de l’historien Richard Cobb (Anacharsis, 2018), le tableau des morts est encore un hommage aux vivants.

Yann Fastier