À quoi pensent les morts ? À ce que fut leur vie, probablement.
Autant dire pas grand-chose, tant nous sommes ici loin de tout héroïsme et même de toute idée d’aventure. Les habitants de ce cimetière – de ce « champ », donc, puisqu’il y est question de récolter des âmes – furent auparavant ceux de Paulstadt, l’une de ces petites villes autrichiennes où la rumeur du monde ne semble jamais parvenir qu’en fin de course, assourdie, usée. De bien petites vies, donc, mais des vies tout de même : tour à tour, les morts se racontent. Pour l’une, deux mots suffiront (« Des idiots »). D’autres seront plus prolixes et ce sera Lennie Martin, un pauvre type, dévoré par la passion des machines à sous, ou bien ce sera Heide Friedland, faisant le compte de ses amants, ou bien Navid Al-Bakri, l’épicier déraciné, ou bien encore Heribert Kraus, le facteur, pédalant pour échapper au souvenir de sa petite fille morte… Pour certains, la vie se résumera à la mémoire d’un instant, fugace ou décisif. Pour d’autres, au contraire, ce sera le sentiment lancinant d’une longue attente. Mais, peu à peu, des liens se tissent, telle vie croise telle autre, modifiant subtilement l’opinion qu’on s’en était faite (il ne faut pas toujours croire les morts sur parole) et voilà comment se dessine le portrait d’une communauté, tout comme dans le Winesburg, Ohio de Sherwood Anderson, auquel il est évidemment difficile de ne pas penser. Pour nourrir la mémoire collective et la souder, deux ou trois incidents autour desquels tout semble tourner : l’église, incendiée par le curé, fanatique religieux devenu subitement fou, et l’effondrement du nouveau centre de loisirs, bâti sur une terre instable par un élu aussi véreux qu’aimablement cynique.
Car, pour finir, nul n’est meilleur qu’un autre. Comme le dit justement le maire : « la vérité n’est rien de plus qu’un désir », ce grand désir sans envie qu’ont les morts pour les vivants, tant l’éternité selon Robert Seethaler, loin de toute idée de récompense, tient bien plutôt du Scheol des Hébreux et de l’Hadès des Grecs que de l’enfer ou du paradis des chrétiens. « La mort sent le sel » répond Bernard Silbermann à la question de sa veuve, Camille, au cours d’un dialogue émouvant. Elle ne sent rien, on s’y emmerde vaguement. Sous prétexte de faucheuse, ce nouveau livre de l’écrivain autrichien, né en 1966 à Vienne, ne parle au fond que de ce qui fait le prix de la mort, et donc de la vie. Il le fait d’une voix douce et sans emphase, comme déjà dans Le tabac Tresniek et Une vie entière (tous deux parus chez Sabine Wespieser), et si l’on pleure, c’est à la façon de cet enfant écoutant une chanson à la radio : « Non parce que la chanson est trop triste. Il gémit et sanglote, parce qu’elle sera bientôt finie. »
Yann Fastier