S’il est question d’années de plomb, l’expression est à prendre ici au pied de la lettre :
récemment embauchée dans une petite imprimerie privée d’Allemagne de l’Est (nous sommes à la fin des années 70), « Puppi » compose au plomb. Elle n’est pas douée. Elle n’est d’ailleurs pas douée pour grand-chose et son physique ne l’aide pas, qui la fait comparer à une jeune éléphante par ses quelques collègues, tout aussi désaxés qu’elle : Willi, le typo maniaque et quasi muet, « si profondément gris qu’il avait l’air d’être l’incarnation du saturnisme », Manfred, l’imprimeur schizophrène qui dialogue avec ses machines et Fritz, « le linotypiste dur, habile de ses mains et qui voit tout », à la fois séducteur et empêché, tous laissés pour compte d’une industrie sur le déclin, dans un pays lui-même figé dans l’éternel novembre de l’ère Brejnev.
Ce pourrait être une simple chronique, pour partie autobiographique (l’autrice, en rupture avec sa famille de hauts responsables du Parti, fut réellement typographe entre autres choses), la saga crachotante de quelques misfits en RDA, brusquement interrompue par la fuite du patron et la mise sous scellés de l’usine. Tout change à la page 83.
Bien des années plus tard, « Puppi », redevenue Marita Schneider et gloire des lettres nationales, reçoit de son ancien patron, que l’on croyait à l’Ouest ou bien au fond de quelque goulag, un dossier qui fait soudain bifurquer le roman et lui assigne un tout autre sens en le haussant d’un cran dans la mise en abyme. Il nous est évidemment défendu d’en dire plus et c’est dommage : on aurait invoqué Borges et Perec, on aurait enfin placé le mot « palimpseste », parlé de révoltes dérisoires et vouées à l’effacement, discouru sur la Mère Patrie devenue marâtre, sur les pouvoirs cachés de la Littérature, sur la fin de l’Histoire ou ses réécritures… Et conseillé au lecteur de regarder les romans d’un autre œil.
Yann Fastier