Oubliez.

 

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Oubliez tout ce que vous avez déjà vu, préparez-vous à faire l’une de ces expériences cinématographiques d’où l’on ne ressort jamais tout à fait indemne et, surtout, mettez des bottes. Car l’on patauge beaucoup dans ce 10e et dernier film (posthume) du réalisateur russe Alexeï Guerman (1938-2013). Dans la boue, la merde et tout un tas d’autres matières intéressantes dont les protagonistes ne perdent jamais une occasion de se tartiner le nez. Adapté d’un roman des frères Strougatski (dont le Pique-nique au bord du chemin avait déjà inspiré Stalker, d’Andreï Tarkovski), l’argument du film est simple : une poignée de scientifiques terriens est envoyée en observation sur une planète lointaine parvenue à un degré de civilisation proche de la fin de notre Moyen-âge. L’un d’eux, Don Mourata, considéré comme un dieu vivant, s’efforce de se tenir à distance égale des diverses factions qui se disputent le pouvoir. Et on lui trouve bien du courage, à cet homme, au milieu de pareille engeance : sauf peut-être dans certains films de Fellini, auquel on songe parfois, jamais pellicule n’aura tant grouillé de goitreux, de scrofuleux, de boiteux, de borgnes, d’hydrocéphales et de baveux, d’une humanité à tel point purulente et méchante qu’elle semble jaillie tout armée des pires cauchemars de Jérôme Bosch ou de Bruegel l’Ancien. Et tout cela se tord, se frotte, se renifle, se malaxe, s’embrasse et s’embroche pendant trois bonnes heures, dans une bonne humeur moite et en plans rapprochés. Si rapprochés qu’ils ne laissent guère d’espace au spectateur pour respirer autre chose que les viscères que le réalisateur lui verse en gros tas fumant dans l’assiette. C’est peut-être une fable métaphysique et politique ; c’est peut-être la Russie de Poutine : quoi qu’il en soit, c’est un chef d’œuvre, certes à ne pas mettre sous toutes les narines, mais assurément l’un de ces sommets de radicalité qui, à l’instar du Cheval de Turin de Béla Tarr, marquent durablement le 7e art. Et, croyez-moi, dans ce cas précis, ça ne part pas à l’eau.

Yann Fastier