Que peut la littérature ? Pas grand-chose, c’est entendu.

 

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Du moins est-elle parfois capable – mieux que n’importe quelle enquête journalistique – de nous faire toucher du doigt certaines réalités, dont l’actualité tend à se dissoudre à raison de leur éloignement. Ainsi de ces lycéennes nigérianes, enlevées par Boko Haram en avril 2014 et dont plus d’une centaine restent encore à ce jour portées disparues sans que le monde s’en émeuve outre-mesure. Qui d’autre qu’un écrivain pour se glisser dans la peau de l’une d’entre elles, pour voir et nous faire voir par ses yeux et lui offrir asile et protection ?  

Bien sûr, on s’y croirait. Bien sûr, tout est soigneusement documenté, le sujet n’autorisant aucune approximation : Edna O’Brien ne cache rien des coups, des mutilations, des viols, de l’esclavage, des mariages forcés… de tout ce dont ont témoigné les survivantes, de tout ce à quoi nous ont tristement habitués les comptes-rendus des journaux. D’autres s’en seraient contentés, le parcours étant balisé, les méchants bien identifiés une fois pour toutes. Pour la romancière, ce n’est cependant qu’un point de départ, le premier quart environ d’un récit dont l’essentiel est ailleurs. Car si la jeune fille parvient à s’évader à la faveur d’un raid gouvernemental, ses épreuves sont bien loin d’être terminées. Portant toujours son bébé,  elle doit encore traverser la forêt, survivre à la faim, à la soif, à la maladie. Passé un bref répit auprès d’un groupe de pasteurs peuls qui la recueillent et la soignent, elle doit surtout affronter le regard de toute une société assez peu disposée à la reprendre en son sein. Revenue d’entre les morts, elle n’est plus qu’un fantôme, une présence gênante dont on ne sait que faire, passé la mascarade des discours officiels et d’une compassion de commande. Elle dérange – et jusqu’à sa famille, qui la rend implicitement coupable de la mort de son frère et prétend bientôt lui prendre son bébé, cette petite fille qu’elle devrait détester, quand elle-même s’avoue, dans son découragement, « trop petite pour être [s]a mère. » Qu’importe : pour avoir survécu aux djihadistes, elle peut survivre à tout. A sa manière tranquille, obstinée, elle résiste, ne cède pas un pouce de terrain, quoi qu’il lui en coûte.

Car s’il est quelque chose d’admirable chez cette adolescente dont on ne saura finalement que peu de choses (ses ravisseurs la privent de son nom, qui – fort symboliquement – ne lui sera pas restitué) c’est la détermination dont elle parvient à faire preuve malgré tout ce qu’elle endure. Une force qui va bien au-delà du seul instinct de survie et prend sa source à l’humanité tout entière. Qu’elle se délite et s’épuise chez les uns, elle doit bien se concentrer chez les autres : chez Buki, sa jeune compagne d’évasion, morte trop tôt dans la forêt, chez Mahmoud, son « mari » pétri de culpabilité dont l’intervention lui permet de s’enfuir in extremis, chez Madara, la bergère peule qui, sans façons, la tire du désespoir.

Edna O’brien est Irlandaise, octogénaire et célébrée dans le monde entier pour la liberté de ses romans, dressés contre l’hypocrisie de l’ordre moral dans toutes ses manifestations. Libre aux tenanciers de la bien-pensance de ne voir dans sa tentative qu’une entreprise néocoloniale, une énième exploitation de l’Afrique jusque dans le malheur qui la frappe encore après que le reste ait été dévoré. Peut-être ce livre recevra-t-il des prix, vaudra-t-il de nouveaux honneurs à son autrice ; peut-être accrochera-t-il au passage son lot de vanités mais qu’importe : nul discours de pureté, si bien intentionné soit-il, n’atteindra jamais à la vérité de Girl, à sa force nue, à la puissance d’un élan qui transcende le fait vrai pour atteindre à l’universel.

Yann Fastier