Il y a chez Frederik Peeters un goût jamais démenti de la métamorphose.

 

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De Pachyderme à Koma, de Lupus à Aâma et L’homme gribouillé, les identités ne sont jamais trop longues à se brouiller ni la réalité à s’altérer. Le rêve contamine le réel, le psychisme s’invite à table et les uns ne sont jamais trop sûrs de n’être pas les autres, ou bien de l’avoir été, avant de le redevenir mais avec des nageoires à la place des bras. Mais enfin, tout cela reste en général pris dans une trame narrative suffisamment solide pour contenir les débordements du sens, sinon ceux du protoplasme. Avec Saccage, pour une fois, Frederik Peeters se lâche. Volontairement, consciemment, il quitte la terre ferme du scénario préétabli pour les eaux mouvantes de la collision des sens et de l’association d’idées. Sur la seule base d’une ambiance post-apocalyptique autorisant tous les délitements, il donne libre cours à son imagination visuelle au moyen d’une suite de visions oniriques et silencieuses dont le sens, non donné d’avance, naît de l’enchaînement toujours recommencé des images et des formes. De fait, tout cela se mêle, s’emmêle, se déforme, se difforme, s’atomise, s’agite, tousse un bon coup, s’écroule, s’amoncelle, apparaît, disparaît, coule, fond, durcit, croît, circule, se dévore, infuse, diffuse, profuse, s’avale, se fragmente, s’éloigne, se rapproche, se recrache, se pénètre, s’enfile, se défile, se déroule, s’enroule, pousse, mousse, explose, se répand, se ressème, clignote, desquame, se rhizome, se fin du monde…  

D’aucuns jugeront toutefois la recette un peu sage. Les gens du Dernier cri en auraient fait une plaque de vomi : l’omelette, ici, n’est même pas baveuse. Dessinateur de BD jusqu’au bout de ses ongles soigneusement manucurés, Peeters n’est pas Alechinsky. Soigneux et précis, comme toujours, il conserve un souci de lisibilité dont s’est depuis longtemps affranchie la peinture, qu’il cite pourtant d’abondance au fil de ses images, pétries de références listées en fin d’ouvrage. C’est un peu la limite de ce bel exercice, que de ne jamais faire accéder la forme à la liberté revendiquée pour le sens, loin de la peinture véritablement, intrinsèquement mutante d’un Bacon ou d’un Matta.

Saccage reste donc prudemment figuratif, d’un académisme de bon aloi qui ne déroutera que les moins aventureux parmi les fans de Peeters, lequel confirme ainsi son statut ambigu de frontalier de la bande dessinée, reçu aux meilleures tables entre « indépendance » et classicisme. De même – et c’est peut-être au fond l’aspect le plus intéressant – explore-t-il ici, à raison d’une image muette par page ou par double-page, cette zone de rencontre assez neuve entre l’album et la bande dessinée, entre l’illustration « pure » et la séquentialité,  dont le potentiel graphique et narratif est, parions-le, loin d’être épuisé.

Yann Fastier