Pour n’avoir lu que La chouette aveugle, le livre le plus connu de Sadegh Hedâyat, on l’enrôlerait volontiers parmi les compagnons de route du Surréalisme.
André Breton n’en fut-il pas d’ailleurs « l’inventeur » en France et José Corti le premier éditeur ? Ce serait cependant méconnaître une œuvre à l’inspiration bien plus universelle et diverse, dont ce recueil, initialement publié chez Phébus en 1988, donne un assez juste aperçu. Toutes datées du début des années 30 – avant La chouette aveugle, donc – ces dix nouvelles puisent aussi bien à un certain fantastique (Trois gouttes de sang, Le trône d’Abou Nasr) qu’au naturalisme le plus pur (La femme qui avait perdu son mari, La sœur aînée…), tout en refusant de choisir entre Orient et Occident (d’une éducation parfaitement « occidentale », Sadegh Hedâyat nourrissait également un grand intérêt pour les traditions populaires persanes). Mais, quel que soit le registre, elles ne témoignent pas moins d’une unique inquiétude et, surtout, d’une même ironie, parfois sombre au point d’en être amère. Ainsi de ce Hâdji Morâd (Le tchador), marchand de riz au bazar qui, ayant cru reconnaître sa femme dans la rue, s’en prend à une parfaite inconnue, en paie les conséquences et, de honte, se venge illico sur son innocente épouse ! Ou bien de cette Aziz Aghâ (La quête d’absolution), hantée par le souvenir de ses crimes, qui se console d’un seul coup lorsqu’elle apprend qu’elle n’est pas seule dans son cas. On n’en dira pas plus pour ne pas déflorer des nouvelles dont la chute vient souvent couronner l’ingénieux édifice, mais on se doit d’évoquer encore la plus déchirante d’entre elles, qui voit un chien errant, autrefois choyé, mourir en butte à l’indifférence et à la méchanceté des hommes (Le chien errant).
Comment ne pas y voir une préfiguration du destin de l’écrivain lui-même, né à Téhéran en 1903 et suicidé à Paris en 1951 (sa tombe est encore visible au Père Lachaise), après une vie de solitude errante, essentiellement vouée à la littérature et, accessoirement, à l’alcool et à l’opium ? Si les éditions Corti n’ont jamais cessé de défendre son œuvre (encore, en 2016, avec Enterré vivant), aucun antidote à l’oubli n’est à négliger et ce précieux petit recueil s’impose comme une indispensable piqûre de rappel.
Yann Fastier