Bienvenue à bord du Fair Lady, cargo battant un pavillon dont on ne saura rien.
Cela n’a du reste que bien peu d’importance : l’essentiel est d’être bien installé dans son fauteuil, une boisson chaude à portée de la main. Car c’est à un véritable trip, au sens psychédélique du terme, que nous convie ce documentaire hors normes du réalisateur catalan Mauro Herce. Un voyage intérieur bien plus qu’un documentaire, d’ailleurs, sans voix-off, sans interviews, presque muet ; un long rêve éveillé au fil d’une bande-son très travaillée, baigné du bruit sourd des machines et de l’étrange beauté industrielle de ce bâtiment voué au transport de céréales et de matières premières. Des plans fixes, de longs travellings hallucinés se succèdent avec lenteur, à peine animés d’un léger roulis. Ce pourrait être la fin du monde : on la rêverait aussi tranquille et aussi belle. Un marin, parfois, traverse l’écran, absent à lui-même et résigné, comme lorsqu’une voix dans l’interphone annonce une importante voie d’eau sans que cela semble émouvoir grand-monde. Cet équipage en a vu d’autres, et lorsqu’on le retrouve au grand complet pour une soirée karaoké, c’est derrière une vitre, à travers laquelle nous parviennent des images tronquées, une musique assourdie, cotonneuse. Avouons-le : on est plus proche du post-exotisme d’un Antoine Volodine que de Jo Gaillard. Ce que l’on perd en oh-hisse et oh, on le gagne en mélancolie légère, celle que génère la solitude palpable, la solitude en pleine mer de ces hommes dont les dialogues téléphoniques avec une épouse, une mère, un enfant, sonnent étrangement évanescents – presque vains – lorsqu’on les surprend en voix off sur fond de salle des machines, en des tableaux aussi soigneusement composés que la plus tubulaire des toiles de Fernand Léger. Le film dure 74 minutes. Il pourrait durer bien plus que l’on ne s’en plaindrait pas et on en émergera, certes avec un léger mal de mer, mais heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage.
Yann Fastier