De Niklaus Meienberg à Gabriel de Roulet, de Jean Ziegler à Madeleine Lamouille, on ne le redira jamais assez :
la Suisse n’est pas le petit paradis placide, prospère et discret qu’on cherche à nous vendre. Les rapports de classes y sont tout aussi rudes qu’ailleurs et l’ordre bourgeois s’y défend avec autant de férocité. Gaston Cherpillod (1925-2012) en fut l’un des meilleurs témoins. Poète et mauvais drôle des lettres helvétiques, il ne se fit jamais faute de cracher chaque fois qu’il le put dans l’œil de sa patrie, avec une précision remarquable dont témoigne encore cette autobiographie en forme de règlement de comptes, initialement parue en 1969. « Moins apte à créer qu’à détruire, autant qu’à la générosité, je sacrifie à la hargne », écrit-il. La Suisse en saura quelque chose et elle paiera pour tout : pour sa mère, orpheline, littéralement réduite en esclavage par les paysans chez lesquels elle avait été placée ; pour son père, Mychkine alcoolique en mal de mère ; pour lui-même, enfin, beau diable au verbe haut, agité contre tout ce qui le lie, la morale en premier lieu – chrétienne ou bourgeoise, c’est tout un – qui voudrait lui voir mettre son sexe « en guise de signet entre deux feuillets du Psautier romand » ! Guetté par le haut mal, il en parle la langue, rapide, nerveuse et comme giclée, qu’on lit comme on dévale une pente en courant, ivre de la vitesse acquise et craignant un peu malgré tout de se casser la gueule. Vaine crainte : « Cherp » a la poigne solide et vous rattrape avant la foulure, pour peu qu’il vous trouve l’oreille attentive à la solitude fondamentale de tous ceux à qui les études ont fait un jour quitter la classe ouvrière avec le sentiment déchirant de la trahir. « Par l’écriture je renoue avec les hommes, mais il s’agit d’un lien si ténu qu’il peut casser à tout moment », avoue-t-il, gorge serrée. Il faut croire qu’il était plus solide que prévu : le revoilà, cinquante ans plus tard, plus indéfectible que jamais.
Yann Fastier