A la fin des années 50, Ledru, dit Grande-Nouille et Frieman, une brute, sont deux collégiens de 13 ans que tout semble opposer.
Ledru est fils de fonctionnaire, Frieman de bistrotier.
Le hasard, sous les traits de Flopette, prof de latin-français, les place côte à côte, en classe. Haine. Bagarre. Sur un malentendu, Ledru gagne la partie. Peut-être ne sont-ils pas si différents, après tout. Ennui en cours. Mépris envers leurs enseignants-cogneurs. Envie de rigolade. Amours et expériences partagées. A mesure que croît leur complicité, Ledru change. Il se détache sensiblement, un peu plus chaque jour, de tout ce qui avait constitué son monde jusque-là, mettant à mal ses certitudes d’enfant.
Jean Forton, auteur bordelais (1930-1982) connut un beau succès, critique et populaire, avant d’être complètement passé aux oubliettes. Il est en voie, méritée, de réhabilitation, et régulièrement réédité ces dernières années.
Le grand mal, publié pour la première fois en 1959 a conservé la beauté et la finesse qui font les grandes œuvres littéraires. La langue, d’abord, est fluide (prouvant que l’emploi de l’imparfait du subjonctif ne gâche en rien le plaisir de lecture), et le propos alerte. Le jeune Ledru observe son environnement et souligne avec allégresse les failles de ses contemporains, à l’image du portrait qu’il peint de sa sœur Cécile qui, « sous son pull cerise, portait deux seins de forte taille et de molle prestance », seins qu’il tente néanmoins, à chaque occasion, d’apercevoir par le trou de la serrure. Quand Ledru s’ouvre aux transports amoureux, pique « la poule » de Frieman, Georgette, passe deux heures à l’embrasser au ciné, découverte extatique, Forton s’amuse. Le père, comme tous les pères, ne saisit rien des transformations qui frappent sa progéniture : « M. Ledru remarqua que son fils avait ce soir-là un air passablement abruti, et il lui vint des doutes sur les capacités intellectuelles du garçon ».
Forton a la plume subtile. Sous les sarcasmes se cachent le désespoir et la colère. L’esprit en ébullition, Ledru s’interroge. Son passage à l’âge adulte ne se fera pas sans faire table rase des convictions qui l’ont construit : « Autour de Ledru, tout craquait (…) Peu à peu il découvrait qu’il ne croyait plus à rien. Le mal couvait depuis longtemps. Il s’en rendait compte aujourd’hui seulement, mais il était atteint depuis des années. Il remettait tout en question. Les idées sur lesquelles il s’appuyait depuis toujours, les croyances qu’il jugeait les plus solides (…) religion, famille, sœur, respect (…) qu’est-ce que le respect ? On s’aperçoit qu’on ne l’a jamais su (…) Il y avait là quelque idée de soumission, d’humilité. Il voyait mal pourquoi il lui fallait se montrer humble envers Cécile ou Flopette, et quelles raisons autres que celles de la contrainte pouvaient l’obliger à se soumettre. » La révolte gronde, celle des fils contre les pères, et avec elle son lot d’exaltations et de désillusions : « Depuis quelques temps il trouvait que son père rabâchait. Grave accusation, et qui le mettait dans un grand trouble. Il aurait voulu ne jamais connaître ce sentiment de pitié, éprouver cette impression récente, mais tenace, d’être supérieur à son père, de le dominer. »
Le grand mal est un roman qui dépeint subtilement les liens, sociaux autant que psychologiques, qui unissent les personnages. Le ton est résolument moderne et vif. L’histoire, doublée d’une intrigue policière (l’enlèvement de petites filles) se lit d’une traite.
C’est un roman sur l’adolescence, bien sûr. Un magnifique roman sur cet âge des doutes, des déchirements. Ledru souffre et s’émerveille des métamorphoses qu’il subit. Il s’extasie de la découverte de l’amour et pleure la pureté de l’enfance. Il comprend douloureusement qu’il lui faudra devenir un homme, un adulte, un lâche, et qu’il devra lui aussi céder à la haine et à la mesquinerie.
Mais Le grand mal est un roman de 1959 sur l’adolescence. A une époque où l’adolescence et ses maux n’existaient pas encore, dans une France d’après-guerre un peu rance, qui ne veut pas vraiment analyser les erreurs d’hier, les horreurs dont elle fut coupable et dont les valeurs seront questionnées par les générations futures. A ce titre, Forton est visionnaire. Certains ont vu, dans son œuvre, sinon un souffle révolutionnaire, du moins un vent de révolte, le constat qu’un changement s’annonçait, celui de mai 68.
Visionnaire et donc dérangeant ? Ecarté, délicatement mais sûrement, des cercles et des prix littéraires pour ses idées avant-gardistes, ses penchants contestataires, il est redécouvert aujourd’hui. Tant mieux.
Marianne Peyronnet