Pour ceux qui le confondraient encore avec Philip, rappelons un peu que Joseph Roth,
avant de devenir le romancier de la défunte double-monarchie d’Autriche-Hongrie (La marche de Radetzsky, 1932) fut d’abord l’un des plus grands journalistes de son temps, aux côtés d’un Arthur Londres ou d’un Egon Erwin Kisch. L’un des plus redoutés, également, qui n’hésitait pas à titiller d’une plume acérée les plaies encore sensibles d’une société allemande mal remise de la guerre civile. Sa bête noire fut incontestablement le nationalisme Völkisch, identitaire, xénophobe et, surtout, antisémite, dont la vaste nébuleuse n’allait pas tarder à accoucher d’un certain Adolf Hitler. A ce titre, Roth fut l’un des témoins les plus lucides de la montée du nazisme et l’un de ses plus vigoureux dénonciateurs, jusqu’à l’exil, en janvier 1933. Ses dernières années, assombries par l’alcoolisme et le désespoir de voir l’Europe ainsi laisser libre cours à ses bas instincts, le verront verser dans un improbable mysticisme néo-monarchiste, jusqu’à sa mort, en 1939, juste avant qu’advienne le pire.
Mais, pour l’heure, Joseph Roth est encore journaliste, et devient rapidement l’une des vedettes du Frankfurter Zeitung, dont il est titulaire du « feuilleton », cette rubrique phare des journaux allemands, qui tient tout autant de la chronique que de l’éditorial et où c’est avant tout le style qui fait la différence. Et du style, J. Roth en a, à revendre. Ironique, acerbe parfois, toujours lucide, il observe avant tout cette société d’après-guerre, qui voit l’un des plus grands dirigeants, Walther Rathenau, assassiné par l’extrême droite ; qui ne sait plus quoi faire de ses mutilés de guerre et de ses chômeurs ; qui s’insurge, en Rhénanie, d’être occupée par des Noirs ! Si Roth eut un rival dans la période, ce fut assurément un George Grosz, ou bien un Otto Dix, témoins impitoyables de la décomposition sociale qui devait aboutir au IIIe Reich. La fin de sa carrière journalistique est marquée par un voyage en URSS, étape obligée de presque tous les écrivains progressistes des années 20 et 30. Comme quelques autres – pas si nombreux – Roth revint déçu : la Révolution s’enlisait, la NEP avait vu la renaissance d’une nouvelle classe de bourgeois, peut-être encore pire que l’ancienne. Nulle déférence envers un régime déjà pré-stalinien ne lui fait mâcher ses mots. Ou, s’il le fait, c’est pour mieux les recracher, avec une précision qui fait mouche à chaque coup et de préférence dans l’œil des imbéciles satisfaits.
On l’aura compris, cette anthologie est assez passionnante et l’on n’en dira pas plus, sinon pour signaler, à l’usage des plus anciens d’entre nous, qu’on en doit la traduction, la présentation et les notes – d’une précision maniaque – à un certain Hugues Van Besien.
Yann Fastier