Johnny roule à tombeau ouvert sur l’autoroute qui le ramène à Los Angeles.

 

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Il avait quitté « la cité embrumée des anges morts » trois ans plus tôt, et était rentré à Laredo, Texas, pour travailler chez son oncle, se faire un peu de fric, et surtout changer de vie. Il revient à LA pour se prouver qu’il n’est plus le même. Il a vingt ans aujourd’hui. Il a de l’argent. Il n’a plus besoin de vendre son corps pour de la thune, de coucher avec tous ces types qu’il ne désirait pas. A la radio hurle « Wild Thing ».

Les premières pages de Numbers portent en elles toute l’essence du roman sulfureux de John Rechy. Johnny s’admire, se plaît, aime se regarder dans le miroir. Il sait son corps parfait, « hyper viril dans le jargon homosexuel», il sait son « sourire extraordinaire », qu’une « promesse de sexe vénéneux plane autour de lui. » Johnny a peur, il est terrifié à l’idée de vieillir, de ne plus plaire, qu’on préfère un autre que lui. Il a peur de mourir. Alors, il lui faut des « raisons », un cadre pour calmer ses angoisses, son obsession de la chute.

Il revient à LA pour gagner, pour triompher au jeu dont il fixe lui-même les règles. Il est là pour affirmer qu’il n’est pas obsédé par le sexe, qu’il ne cède pas à des pulsions, qu’il maîtrise son destin. Il est là pour dire au monde qu’il n’est pas homo, que s’il allait avec des hommes, avant, c’était parce qu’il lui fallait du blé. Dès le premier chapitre, le lecteur sait que Johnny changera les règles au fur et à mesure, qu’il se mentira sur les vraies raisons de son retour, qu’il ne peut que se perdre.

Vite, il retrouve le milieu qu’il avait voulu fuir. Tout a changé à LA. « L’ennemi », la municipalité, a décidé de chasser du décor tous les déviants, les tapins, les drogués, les hippies du centre-ville. Vite, il trouve les nouveaux lieux, cachés, de débauche. Vite, il découvre le Parc, immense, avec ses grottes, ses endroits sombres, ses hommes avides de sexe rapide, anonyme. Vite, il décide que pour n’être pas cet homo cédant à des pulsions irrépressibles, il se fera désirer, caresser, sans aller plus loin, sans surtout ne rien donner en retour, surtout pas du plaisir, surtout pas de l’amour. Vite, il se met à compter le nombre de ses amants, pour se fixer une limite, toujours plus loin.

Johnny n’est pas un personnage attachant. Il est imbu de lui-même. Son sentiment de supériorité est insupportable. L’amour est une faiblesse. Et pourtant, comme il se ment à lui-même, il est aussi le contraire. Il est faible, touchant, toujours au bord de la rupture. C’est un Narcisse conscient de l’irrémédiable destruction qui l’attend, un Dorian Gray dont les excès terniront le visage. Sa quête de la beauté éternelle est impossible. Sa tristesse et sa terreur sont incommensurables.

Numbers est un roman bouleversant de vérité. Fascination/répulsion envers cette pulsion frénétique qu’il ne peut réprimer, effroi/attirance de se faire dévorer par ses addictions, Johnny Rio est un personnage d’une grande complexité, qui soutient que « ce pays de la réciprocité, de l’amour partagé n’est pas le sien » et crève de n’être que désiré, et pas aimé.

Numbers est un chemin, celui, escarpé, de l’acceptation de soi. Johnny prend les sentiers de traverse pour y parvenir, il se perd, revient sur ses pas, retourne aux mêmes endroits, fait les mêmes rencontres. Le lecteur le suit, le mate, dans un mélange d’excitation et de dégoût.

Les oeuvres de John Rechy, grand romancier de l’homosexualité, mettent en scène les milieux interlopes de Los Angeles, des anges perdus. Epuisées en France depuis des années, notamment son livre le plus célèbre Cité de la nuit, elles semblent bénéficier d’un regain d’intérêt de la part des éditeurs français, puisqu’il sera réédité bientôt chez Gallimard. Numbers, initialement paru aux USA en 1968, marque le grand retour des Editions Laurence Viallet, éditrice de textes exigeants, dérangeants comme ceux de Peter Sotos ou Laura Hird.

Marianne Peyronnet