Certains livres trop rares ont sur l’âme l’effet rafraîchissant d’une bouche d’incendie ouverte en grand par 40 à l’ombre.

 

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C’est un jaillissement, d’une eau si pure et indomptable qu’il n’est pas encore né, le margoulin qui s’avisera de la mettre en bouteille. En quinze nouvelles dont on jetterait difficilement le moindre mot, Gorille, mon amour est de ces pétillants indociles, tout de grâce enfantine et d’insolente ardeur. Qu’elles soient femmes, adolescentes ou fillettes, les narratrices de Toni Cade Bambara ne s’en laissent conter par personne. Cœur sur la main, rien dans les poches et surtout pas la langue, elles avancent, pugnaces et sûres d’elles-mêmes en dépit de l’injustice et des obstacles dont l’Amérique blanche, raciste et patriarcale s’ingénie à parsemer leur chemin.

Car, voyez-vous, être une femme noire aux USA ne va pas de soi, et ces embûches, Miltona Mirkin Cade (1939-1995) n’a certainement pas manqué d’en faire l’expérience, elle qui fut élevée entre Harlem, Brooklyn et le Queens et compléta son nom d’un Bambara plein de défi, comme trace ultime de ses origines africaines. Documentariste, enseignante et figure majeure du féminisme afro-américain, elle fut aussi l’auteure d’une œuvre puissante, dont les nouvelles de Gorille, mon amour, toutes écrites dans les années 60 et 70, représentent le premier accomplissement. Toni Morrison, alors éditrice chez Random House, ne s’y trompa pas et ne cessera de la publier par la suite.

Avec un tel background, d’autres auraient peut-être cédé aux sirènes tonitruantes d’une littérature sociologique et démonstrative. Ce n’est pas le cas de Toni Cade Bambara, dont les héroïnes au pied léger ne sauraient s’accommoder des gros sabots du roman militant. Guérillères du quotidien, elles ne s’encombrent pas de grands discours pour faire la nique aux entraves. Ce sont des battantes, qui savent d’instinct que la meilleure défense, c’est encore l’attaque et ne se posent jamais en victimes – d’un système, des blancs, des adultes ou de quiconque prétendrait arrêter leur printemps « (…) tous les pores de la peau ne sécrétant plus que du champagne animal, je pliai ma jeunesse au rythme de la saison et me mis en besogne de perdre la tête » proclame Kit dans « Ma bonne vieille ville ». Ce pourrait être aussi bien Hazel ou bien Jewel ou Sylvia :  armées d’une verve parfaitement mise en valeur par l’excellente traduction d’Anne Wicke, toutes sont en quête et gardiennes vigilantes d’une dignité dont elles connaissent le prix pour l’avoir maintes fois payé, elles ou leurs mères et leurs grands-mères avant elles. Une dignité à toute épreuve, que d’aucun pourrait juger chatouilleuse, qui n’aurait pas été esclave ou descendant d’esclaves. Ainsi, dans « Blues sans oiseau moqueur », ces cameramen blancs venus filmer sans autorisation une grand-mère noire et ses petits-enfants au prétexte qu’ils feront un arrière-plan pittoresque et qui ne tarderont pas à connaître leur douleur et le prix d’une caméra neuve…

C’est encore le thème de « La leçon », plus mélancolique qu’il y paraît et d’une grande subtilité, où l’on voit Miss Moore, qui « (…) avait fait des études et trouvait qu’il y allait de ses responsabilités d’éduquer les jeunes à son tour » embarquer Sylvia et les autres gamins du quartier dans un magasin de jouets des beaux quartiers et leur mettre d’emblée le nez dans la réalité des rapports socio-économiques. La leçon porte-t-elle ? Sylvia feint l’indifférence, et pourtant…

« Zazie dans le métro revu par Spike Lee », nous prévient l’éditeur. On ne saurait si bien dire, sauf à l’assortir de toutes sortes de louanges à Ypsilon pour avoir eu le bon goût de tirer ce recueil du Schéol des épuisés où il rongeait son frein depuis quelques longues années. La patience n’étant pas la principale vertu des héroïnes de Toni Cade Bambara, du coup, c’est un geyser.

Yann Fastier