L’argent public n’est pas toujours si mal utilisé qu’on le dit.
Dans le Lot, par exemple où l’association Derrière le hublot, en collaboration avec le Parc naturel régional des causses du Quercy, a eu la bonne idée d’initier une résidence d’artiste, histoire de « donner à voir » le territoire et ses réalités. Après le duo Guerse & Pichelin en 2016, c’est à Troubs qu’il est échu d’arpenter le causse avec pinceaux et carnets. Dessinateur voyageur dans l’âme, Troubs est un vieil habitué de la vadrouille dessinée. Pour qui l’aura suivi dans des pays aussi lointains et divers que Madagascar, la Colombie, le Mexique, le Turkménistan ou même Bornéo, le revoir entre Concots et Lalbenque pourrait manquer à première vue d’exotisme. Ce serait une erreur car il n’est pas besoin d’aller bien loin pour être dépaysé : l’exotisme, tel que l’entendait Victor Segalen, c’est avant tout une attitude personnelle, une perception intime du monde comme expérience de l’altérité. L’altérité, sur le causse, prend la forme d’un tas de caillou. Les pierres sont partout, là-haut. Elles poussent comme des plantes, dirait-on, peut-être même mieux. On les retrouve sous forme de dolmens, de murets délimitant chemins et parcelles, de gariottes, de caselles et autres abris de bergers. Elles témoignent, inépuisables et patientes, de l’une des toutes premières sciences de l’humanité, qu’on pourrait nommer – avec l’auteur – la « cailloutologie » ou l’art d’entasser la caillasse. Cet art n’est pas tout à fait perdu, malgré l’exode rural qui touche durement le pays : chaque année, des centaines de bénévoles se relaient pour redresser murets et gariottes, entretenant un savoir-faire qui, pour paraître simple, est tout de même une belle affaire de jugeote. Et puis il y a Roger Rousseau qui, depuis une vingtaine d’années, creuse, taille et empile en solitaire, comme on fait le tour du monde. Sans destination particulière, ni palais idéal ni défi prométhéen, son terrain de Beauregard est devenu pour les passants un objet de fascination et d’émotion, quelque chose comme un lieu de recueillement, où s’exprime une forme de poésie naturelle ou de spiritualité archaïque et sans enjeu. Une démarche que Troubs, toujours plus promeneur que reporter, n’est pas loin de reconnaître dans l’exercice du dessin, où le temps « s’écoule à l’exacte bonne vitesse », où quelques taches d’encre suffisent parfois à « rendre la vue aux aveugles »… De moins en moins bédéaste (où il n’a jamais été très bon) et de plus en plus dessinateur (où il est toujours meilleur), il donne avec ce dernier titre l’un de ses livres les plus attachants. L’un des plus contemplatifs, aussi : les pierres, manifestement l’inspirent, cet automne sur le causse n’aura pas été passé en vain.
Yann Fastier