Persuadé que la rencontre avec un livre est aussi complexe et aléatoire qu’une rencontre amoureuse, j’ai pris l’habitude de me prendre des vestes en littérature.

Ainsi j’ai loupé mon rendez-vous avec Méridien de sang, foiré mon rencart avec La route et pris un râteau monumental avec Le gardien du verger. Trop jeune sûrement, boutonneux peut-être, inexpérimenté à coup sûr, j’ai dû vouloir en faire des caisses, lire goulûment et sans retenue.

J’aurais probablement dû passer à côté de la trilogie des confins, parce que pas le temps, préoccupé par autre-chose, manque de concentration, fatigué, abruti etc...

Je ne crois pas à la molle extase du sentiment esthétique, la beauté ne peut être qu’accrochée à une sorte de sidération : "Ils couraient dans la plaine à la poursuite des antilopes et les antilopes se déplaçaient comme des fantômes dans la neige et voltaient et tournoyaient et la poudre sèche soufflait autour d'elles dans la froide lueur de la lune et leur haleine montait en pâle fumée dans le froid comme si elles avaient brûlé d'on ne savait quel feu intérieur et les loups se tordaient et tournoyaient et bondissaient dans un tel silence qu'ils semblaient d'un autre monde tout à fait différent."

On s’en fout de l’histoire, il est question ici de beauté : ici se déroulent comme des arabesques des phrases ciselées longuement et finement ouvragées, des hurlements à la lune dodécaphoniques, de sombres pensées et de pleines louches d’universel écrites avec un sens de l’épure qui a oublié l’austérité. Dans ces trois westerns crépusculaires chaque ombre a une âme et s’enroule lascivement autour des phrases, si serré que celles-ci prennent toutes les apparences de poupées envoûtées. Chaque mot ici semble avoir conquis un tout petit peu plus que l’espace qui lui était attribué, c’est une voix sidérante, intransigeante et épurée, qui détricote en dansant le mystère des existences. C’est viscéral, c’est incontournable, c’est une Bible.

Lionel Bussière