Rupert Rosenberg ne se pose pas de questions, il croit et ça le rend heureux.

 

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C’est un Bureau, un Crate de niveau B-, mais il sera bientôt A-, puis A+, puis Super, et pourquoi pas un jour Contrôleur ? Il fait son job avec zèle et sa hiérarchie apprécie. Il est un maillon essentiel au développement de la Nouvelle Démocratie. Il œuvre, depuis Londres, pour l’Europe Unie, The United State of Europe. Les pays n’existent plus, les Bons Européens aiment le Nouvel Ordre, les Technos font les lois et ces lois sont justes, elles visent le bonheur, à travers un marché complètement ouvert où les profits sont encouragés. L’USE a éduqué les masses, tendrement. Il reste des zones dangereuses, insoumises où des individus n’ont pas compris encore la joie qu’ils tireraient à se plier aux règles, des zones où il demeure des degrés inacceptables d’Anglitude, de Britannité, au-delà du Mur. Là-bas, des Locaux, des Communs, des Singes, vivent dans ce qu’ils appellent des Villes Anglaises Libres qui ne sont que des Zones Réactionnaires réfractaires à la culture homogène de Heartland. Comme partout, ils seront bientôt matés, en douceur. Le travail de Rupert ? Analyser les profils de Communs, vérifier que leurs actes ou leurs pensées incorrectes ne mettent pas en péril le pouvoir chéri de Bruxelles ou de Berlin. Sur son terminal, des visages défilent. Les terroristes sont prêts à tout. Sur son ordinateur, il inspecte des fiches signalétiques. Il peut se rendre virtuellement chez les individus suspects. Au moindre doute, il envoie les unités Cool, voire Hardcore, pour de plus amples vérifications. Les brigades sont là pour appliquer la répression si besoin. Et il passe à une autre fiche. Le passé n’a pas d’intérêt, seul le Changement est bon. Le Changement signifie le Progrès. Sur son écran de veille, les portraits des grands unificateurs : Adenauer, César, Charlemagne, Napoléon, Staline, Hitler, Juncker, Merkel. Sa tâche accomplie, il peut se relâcher, aller au Tenderburger manger du kangourou, du panda, se choisir une partenaire pour la soirée, une soumise venue d’Afrique ou d’Asie, sauvée de la barbarie et gracieusement éduquée dans un camp spécial pour assouvir ses plaisirs sexuels.

Horace Starski est Contrôleur. Il habite au sommet de la Tour Monnet, à Bruxelles. Au-dessus de lui, il n’y a que le président de l’USE. Nommé, comme lui. Pour son mérite, son implication. Les élections n’existent plus. A quoi bon ? On ne peut pas se fier au Peuple pour faire les bons choix. Et le peuple européen en est très heureux. Horace veille à ce que les lois et directives soient appliquées, à ce que les Technos en inventent toujours de nouvelles, parce que non seulement le Changement est important, mais aussi la rapidité à laquelle il se produit. La Vérité est un processus qui a besoin de muter, d’émerger sous des formes continuellement renouvelées. Il fait du bon travail. Heartland peut dormir tranquille. Sous leurs dômes de verre, les villes européennes sont protégées. La climatisation est bien réglée, l’air aseptisé. Les animaux sauvages sont éradiqués. A l’extérieur, quelques zones de résistance subsistent, où les racistes remettent en question la centralisation du pouvoir, mais elles seront vite annexées. Les Bons Européens ont compris ce qui est bien pour eux. Avec leurs Paumes, ces terminaux intégrés au creux de leurs mains, ils peuvent déployer dans la seconde toute information suspecte sur l’InterZone, cet immense réseau social. Ils sont leurs propres gardiens. Everybody is watching you. Horace vit dans le luxe. Il en est digne. Il doit partir en mission à Londres. Il n’en a pas envie. Cette ville lui rappelle l’Ancienne Angleterre qu’il a contribué à détruire, elle lui rappelle un ancien amour. Parce qu’il a des souvenirs d’avant. Des souvenirs qui le rendent triste. Il n’aime pas ça.

Kenny Jackson est un Commun, il vit au-delà de la Reading Line, dans un village (encore) anglais. Ici, pas de dôme, pas de climatisation. Le froid mord les visages. Mais il y a le pub, la bière, les amis pour réchauffer les cœurs. Kenny s’est improvisé bibliothécaire. Il collecte les livres qui ont échappé à la destruction. C’est interdit. Comme les vinyles. L’USE ne tolère que la culture digitalisée, plus facile à contrôler, à recycler. Ici, les gens ont une mémoire. Ils savent la Guerre et leur fierté de l’avoir gagnée. Churchill n’est pas un traître, c’est un héros. Kenny est membre des GB45. Il voudrait reconquérir Londres, dont on l’a chassé enfant. Il risque gros. Il n’y a pas de caméras de surveillance ici, pas d’InterZone, mais peut-être des espions.

Les trois personnages principaux convergent vers Londres.

John King est en colère contre la technocratie et les dérives bureaucratiques de l’Union Européenne, vous l’aurez compris. Et quand il est en colère, il écrit. Un pamphlet ? Non, une fiction, une dystopie féroce. Il crée un monde, il raconte un futur plausible qui emprunte à son maître Orwell son efficacité narrative. Comme dans 1984, le récit se déroule au passé et s’incarne au travers de quelques personnages, avatars de figures qui deviennent emblématiques de leur monde.

Partant du postulat que le véritable pouvoir est à Bruxelles et Berlin, dans les mains des financiers et des bureaucrates, il force le trait et imagine l’univers aseptisé, homogénéisé dans lequel, selon lui, l’UE est en train, sans violence, de précipiter les peuples européens. Il ose et ça fonctionne. Il ose invoquer le nom d’Hitler (le titre original étant The Liberal Politics of Adolf Hitler) pour mettre en garde contre un révisionnisme historique et culturel qu’il juge dangereux. L’UE, à coup de décrets et de règles, impose à tous un modèle standardisé, un immense marché où chacun d’entre nous allons acheter les mêmes produits, manger la même malbouffe, vivre la même vie robotique, sans saveur et sans émotion. Il interroge la démocratie. Certaines lois qui régissent notre existence quotidienne ont été édictées d’en haut, de là-bas, sans qu’on nous demande notre avis. Les gouvernements nationaux n’ont aucun pouvoir. Les élections ne servent à rien. Nous nous complaisons, selon lui, dans un simulacre de suffrage universel.

Anarchy in the USE se veut un avertissement. Si l’ironie y est plus présente que dans 1984 (Rupert en tenue de soirée, attifé d’un polo rose Lacoste et d’une casquette blanche à la Rubbettes est irrésistible), il n’en est pas moins efficace par le malaise qu’il instille et les nombreuses questions dérangeantes qu’il suscite.

Doit-on tout accepter pour finir par tous se ressembler ? Doit-on parler la même langue, une novlangue vide de sens sous prétexte de mieux se comprendre ? Faut-il se précipiter sur toutes les dernières technologies et se laisser épier, observer sous prétexte de sécurité ?

John King frappe fort, il tabasse même. L’uniformisation de la culture, la gentrification, la négation du passé, tout ça le gonfle sévère. Et que dire du mépris du peuple par les élites, de la cruauté envers les animaux, du double-langage et de cette servitude volontaire dont nous faisons preuve, par flemme et grâce à une propagande savamment instaurée ?

Anarchy in the USE oppose deux mondes. Celui, robotique, froid et répressif des villes de l’USE. Malheur à qui refuse de se conformer, de travailler pour le profit. Et celui des villages dissidents. Là, King donne toute la mesure de son talent. Quand il dépeint l’Angleterre qu’il aime, les pubs, la musique, la littérature, la solidarité, l’amour. Ce monde qu’il a peur de voir disparaître avec les grandes chaînes commerciales, la standardisation des cultures et des paysages. Cette colère qu’il exprime quand on lui nie sa fierté d’être anglais, d’appartenir à un peuple qui a gagné la guerre et veut continuer à boire sa bière dans des pintes.

John King a écrit The Liberal Politics of Adolf Hitler pour dénoncer les excès de la technocratie et convaincre ses contemporains de quitter l’Union Européenne. Il est heureux que le Brexit l’ait emporté. Il n’y aurait donc pas que des adeptes du UKIP dans ce camp ? Il semblerait qu’il existe un courant de pensée en Angleterre dont les médias se sont peu faits le relais, un courant humaniste, qui s’insurge contre le libéralisme outrancier, défend les services publics et les syndicats, croit que les solutions sont à trouver dans le local, veut récupérer sa voix au chapitre.

Quand on lui dit qu’on est triste que l’Angleterre soit partie de l’UE, King répond qu’elle a quitté l’UE, pas l’Europe. Quand on lui dit que c’était une belle idée au départ, pour empêcher les guerres, il répond qu’il y a peu de chance que l’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne. Quand on lui demande s’il n’a pas peur de l’avenir, il répond qu’il ne faut pas mésestimer le peuple anglais, sa capacité à se réinventer, à intégrer de nouveaux arrivants et de nouvelles idées, à puiser dans son passé la force de se bâtir un avenir radieux.

Well, the future is unwritten.

Marianne Peyronnet