Agnès Maupré se frotte à une grande figure de l’ambiguïté en la très intrigante personne du Chevalier d’Eon.

 

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Après avoir donné une version féministe des Trois mousquetaires avec Milady de Winter (Ankama, 2010-2012), voici qu’Agnès Maupré, qui a de la suite dans les idées, se frotte à une autre grande figure de l’ambiguïté en la très intrigante personne du Chevalier d’Eon. Si, cette fois, le personnage est historique, on ne quitte cependant pas tout à fait le registre de la fiction tant la vie de Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée d'Éon de Beaumont confine au roman. Avocat au Parlement de Paris, aussi bon cavalier qu’escrimeur émérite, le jeune homme est très tôt distingué par le roi Louis XV, qui lui confie une mission d’ambassade secrète auprès de la Tsarine Elisabeth, réputée farouche ennemie des Français depuis certaine déconvenue galante. S’étant travesti en femme afin de l’approcher, le Chevalier y prend goût et, devenu membre (forcément) officieux du « Secret du Roi », cabinet noir en charge de la diplomatie parallèle du Royaume de France, il persiste à endosser, pour les besoins de la cause, les atours de la troublante Lia de Beaumont, concurremment à ses activités de diplomate dûment accrédité auprès de la cour d’Angleterre. Tombé en disgrâce à la mort de la Pompadour, en conflit ouvert avec son supérieur hiérarchique, qui tentera à plusieurs reprises de le faire assassiner, le Chevalier d’Eon devient alors un personnage public, dont on se moque et dont on met en doute la virilité au point de prendre des paris sur son sexe, suscitant une légende suffisamment tenace pour que Louis XVI, ayant succédé à son père et bien moins compréhensif envers ce genre de fredaines, en vienne à lui ordonner de ne plus se vêtir que selon le sexe qu’on s’accorde alors à lui supposer. En souffrit-il ? En joua-t-il, au contraire, ou bien y vit-il le seul moyen de durer un peu dans sa misère ? Quoi qu’il en soit, il faudra dès lors attendre sa mort pour qu’un collège de médecins, examinant son corps, atteste qu’il était bien un homme et parfaitement conformé. Si Agnès Maupré reste généralement fidèle à la trame historique, sa bande dessinée n’a rien d’un exposé à la manière de ce bon vieil Oncle Paul. Tout en respectant la chronologie, elle sait aussi s’en jouer pour composer un véritable récit, avec un sens aigu des dialogues et du scénario qui lui permet de s’emparer du personnage au point de le faire définitivement sien. De même semble-t-elle née pour dessiner le XVIIIe siècle. Sans rien avoir d’un pastiche rococo, son trait mobile et léger comme un air de Mozart épouse en tout point l’esprit d’un siècle qui en eut beaucoup, également réparti entre lumières et libertinage. Tout en couleur directe et acidulée, son dessin, que d’aucuns voudraient encore raccrocher à celui d’un Joann Sfar, s’en distingue désormais très largement par une souplesse et une élégance sans afféterie qui la placent sans conteste dans le peloton de tête de ces jeunes auteurs qui, sans jamais se revendiquer « d’avant-garde » n’en ont pas moins, par leur naturel et leur liberté, contribué à faire définitivement et littéralement « bouger les lignes » d’une tradition franco-belge un rien figée. A ce titre, on n’hésitera pas à placer son œuvre au même niveau et dans le même lignage que l’excellent Bonneval Pacha de Gwen de Bonneval et Hugues Micol, qui, eux aussi, se donnaient pour mission de dépoussiérer la BD historique avec une intelligence et une sensibilité à faire crever Filippini de rage.

Yann Fastier