La modestie n’étouffe pas Bruce Gilden.
Quand, à l’occasion d’un grand ménage de printemps, le photographe américain retrouve d’un coup des milliers de négatifs inutilisés et oubliés, leur qualité le surprend à peine : « Il n’y en a aucune de vraiment ratées (…) Je les ai regardées je ne sais combien de fois (car, bien entendu, « personne n’a mon œil ni ma patience pour passer tout ça au crible ») et c’était bon de bout en bout. » Il en conclut aussitôt que « ce serait un livre fantastique sur New York ». Le pire, c’est que ce n’est pas faux. Et même carrément vrai, tant Gilden a l’art de dégainer comme il faut quand il faut, alerte et sur le qui-vive en vrai fils de la grosse pomme.
Né en 1946, il connaît en effet une jeunesse assez borderline dans le New York en quasi faillite des années 70-80, celui des premiers Scorcese et de Taxi driver. Lui-même chauffeur de taxi à l’époque, il est aux premières loges de ce théâtre permanent que sont alors les rues de la mégalopole en pleine déliquescence, avec leur cortège de gueules et l’assurance tout américaine des foules de passants qu’il saisit à la volée, non sans culot et avec un indéniable sens de l’instant. Il y a quelque chose de fellinien dans ce défilé ininterrompu de vieux plus ou moins fondants, de mémères à fourrures, d’affairistes hilares, d’adipeux et de décharnés divers, de bancals et de tordus de toute espèce dont il accroche la trogne au passage, sans pitié mais avec un féroce appétit pour la vie qui ne se manifeste jamais si bien que dans les cicatrices qu’elle laisse. Bruce Gilden n’est certes pas un humaniste, ou bien de l’espèce la plus lucide, pour qui la perfection n’est pas de ce monde et qui ne cesse de s’en réjouir, pour la beauté du geste et l’amour du spectacle. Ni esthète ni sociologue, cependant, il photographie toujours à hauteur d’homme, sans se cacher ni prétendre s’abstraire d’une condition qu’il sait partager et dont il sait aussi s’amuser toutes canines dehors à la façon, dans leur propre domaine, d’un Tomi Ungerer ou d’un Céline. Un Céline dont on vient, justement, de retrouver des manuscrits. Comment dit-on « prem’s » en américain ?
Yann Fastier