C’est bien connu, du costard à la Vespa, du design industriel à Gina Lollobrigida, l’élégance, bien longtemps, fut italienne.
Cela fut tout aussi vrai pour la bande dessinée, du moins jusqu’à ce qu’une bonne partie de la culture péninsulaire finisse noyée dans l’eau de vaisselle de la berlusconnerie télévisuelle. Durant les années 60 et 70, en tout cas, les fumetti surent tenir leur rang sur une scène européenne d’une richesse elle-même exceptionnelle. Moins connu qu’Hugo Pratt ou Guido Crepax, Sergio Toppi (1932-2012) fut l’un de ces maîtres de la plume, aux côtés de quelques autres, aujourd’hui bien trop négligés, comme Dino Battaglia, Attilio Micheluzzi ou Guido Buzzelli. Depuis déjà près de vingt ans, Michel Jans et les éditions Mosquito s’acharnent à défendre et faire revivre l’œuvre du maestro, dont le caractère fragmentaire et sa dispersion dans de multiples revues ne lui permirent jamais vraiment d’accéder à la reconnaissance qui lui est due. Il n’est pourtant que de jeter un simple coup d’œil sur l’une ou l’autre de ces pages somptueuses pour comprendre à qui l’on a affaire : Sergio Toppi compose ses planches comme une véritable partition, où le blanc du papier tient un rôle au moins aussi important qu’un noir décliné sous toutes ses formes, de l’aplat le plus large aux hachure les plus enchevêtrées. Aux limites, parfois, de la stylisation décorative, Toppi joue en virtuose des multiples potentialités de l’encre et du trait, de frottis en griffures et d’entrelacs en saturations, d’où le dessin émerge parfois comme en réserve, dans un équilibre constamment maintenu d’ombre et de lumière. Si l’on est ici, en effet, assez loin du fameux « gaufrier » franco-belge, on s’en éloigne encore au gré de scénarios qui puisent à tous les registres de l’aventure et de l’exotisme selon Saint Stevenson. Mais à la différence d’un Hugo Pratt, par exemple, Sergio Toppi se veut plutôt nouvelliste que romancier : conteur émérite, il privilégie les formes courtes, denses, délestées de toute digression. Ses histoires, qui excèdent rarement la vingtaine de pages, revêtent le plus souvent la forme de l’apologue, où le destin se charge avec ironie de calmer les ardeurs de personnages égarés par la bêtise ou la passion et où la notion même de héros – si chère à la bédé traditionnelle, perd son sens aussi vite que ceux de Toppi perdent la tête.
Souhaitons garder la nôtre assez longtemps pour aller au bout de ce très beau, très indispensable et malheureusement trop discret travail de réédition.
Yann Fastier