On avait connu cette affaire par La petite histoire des colonies françaises de Grégory Jarry et Otto T. :

 

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l'incroyable dérive de la mission Afrique Centrale-Tchad, dite également mission Voulet-Chanoine qui, en 1899, traça dans les mémoires africaines un long sillon sanglant d’exactions et de massacres. Partie du Sénégal, l'expédition, qui devait participer à la conquête finale du Tchad, rassemblait sous l'autorité d'une poignée d'officiers blancs une importante quantité de tirailleurs, d'auxiliaires et de porteurs. Dans l'impossibilité d'assurer son ravitaillement sans "vivre sur l'habitant", la mission se changea bientôt en véritable colonne infernale, pillant et massacrant tout sur son passage. Hors de tout contrôle, rongés par la vérole et atteints de folie des grandeurs, le capitaine Voulet et le lieutenant Chanoine, firent tirer sur les troupes françaises venues les arrêter, avant de se faire tuer eux-mêmes par leurs propres soldats enfin mutinés. Cet épisode, l'un des plus pittoresques sinon l'un des plus sanglants de l'histoire coloniale française est ici plutôt fidèlement restitué par Christophe Dabitch et Nicolas Dumontheuil. Si le scénariste a choisi de rebaptiser ses personnages Boulet et Lemoine et le dessinateur d'en faire des personnages de comédie, c'est qu'on n'est cependant plus tout à fait dans le registre documentaire. Comme s'il s'agissait avant tout, par-delà l'aspect proprement historique, de mettre en exergue la dimension littéraire et de prendre toute la (dé)mesure d'un épisode qui, si effroyable soit-il, n'en reste pas moins pathétiquement, tragiquement comique : Boulet et Lemoine, tout comme leurs modèles, sont essentiellement des médiocres, de sinistres pantins, des matamores, l'un perpétuellement exalté et agité, l'autre méprisant et froid mais tous deux habités par cet "esprit blanc", botté, galonné, qui fait la grandeur de la France et les charniers bien pleins. Hanté par la Sarraounia, princesse des Azanas, qui lui résiste et menace de lui prendre son âme, Boulet se rêve en roi nègre avant de se faire tuer, en plein délire, par un jeune tirailleur placé en sentinelle. Avec lui s'achève une épopée à la fois terrible et dérisoire où l'on aurait tort, toutefois, de voir une simple anomalie de l'Histoire, quand elle en est un paroxysme. Car, sous la folie, c'est bel et bien l'Histoire qui la parcourt et qui l'irrigue : après la mort de Voulet et Chanoine, la colonne, reprise en main par d'autres officiers, acheva bel et bien sa mission comme si de rien n'était. C'est peut-être là le plus terrible et, d'une certaine façon, l'on ne peut s'empêcher de se dire qu'à leur manière, Boulet et Lemoine, pardon, Voulet et Chanoine, firent au moins preuve d'une certaine franchise dans leur conception de l'entreprise coloniale. Franchise que n'eurent jamais et n'ont toujours pas la majeure partie de leurs commanditaires, dont on sera reconnaissant à Dabitch et Dumontheuil de mettre une fois de plus et même si cela ne sert à rien, le nez dans leur déni.

Yann Fastier